Édition du 14 mai 2024

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Le Monde

Les larmes du crocodile

Dans le numéro du Devoir paru le 25 octobre dernier, on pouvait lire sous la plume de Stéphane Baillargeon un long article intitulé : "Post-11 septembre. La guerre en soi". Le journaliste y rapportait les traumatismes psychologiques des militaires canadiens ayant participé à la mission en Afghanistan entre 2002 et 2014.

Ces problèmes ont provoqué chez certains et certaines d’entre eux bien des suicides et des tentatives de suicide. On remarque le même phénomène chez leurs homologues américains qui ont envahi l’Afghanistan d’abord, puis ensuite l’Irak (en 2003). Le journaliste ajoute qu’on "compte quatre vétérans suicidés pour un soldat mort sur les champs de bataille en Irak et en Afghanistan", et ce sans même parler "des suicides chez les mercenaires des groupes de sécurité privée employés en surnombre dans ces conflits." Baillargeon prend quand même soin de mentionner en passant que ces conflits "ont fait environ 900,000 décès directs parmi les populations de la région."

Cet article bien documenté et instructif n’est pas le premier du genre à avoir été publié dans les médias occidentaux. On s’y apitoie généralement sur le sort de ces "malheureux" soldats américains et canadiens que leurs gouvernements respectifs ont expédié en Afghanistan et en Irak. On peut en effet sympathiser jusqu’à un certain point avec ces militaires plongés dans une aventure aussi hasardeuse que dangereuse. Toutefois, les talibans honnis ont en fin de compte gagné la partie après une longue et très coûteuse lutte (en termes de vies humaines) contre les forces étrangères interventionnistes. Quant à Al-Qaïda, son chef, Oussama ben Laden a été éliminé en 2009 et plusieurs des responsables de l’organisation aussi au fil des ans, mais le groupe est toujours présente sur le terrain, bien que notoirement affaibli.

Cependant, ce genre d’article suscite un malaise chez le lecteur ou la lectrice politisée et tiers-mondiste.

Depuis toujours, les impérialistes et les colonialistes ont présenté leurs forces armées comme étant formées de héros nationaux qui n’hésitent pas à risquer le sacrifice suprême pour la grandeur et le rayonnement de leur patrie, ou encore plus récemment en zone musulmane, pour l’expansion de la démocratie et l’émancipation des populations touchées par leurs interventions, en particulier celle des femmes qu’on prétend libérer du joug de la charia (la loi islamique).

Par contre, sauf pour l’opposition de gauche, on ne se préoccupe guère dans les officines du pouvoir de l’état psychologique des survivants autochtones de ces entreprises brutales. Il faut reconnaître qu’il est difficile de les repérer tous et toutes et par conséquent, de leur apporter un soutien moral approprié. Les pertes humaines et les traumatismes psychologiques qui en découlent chez ceux et celles que les impérialistes prétendent protéger contre les "barbares" intégristes ne les ont jamais empêchés de persévérer dans leurs offensives contre les insurgés, au nom de la démocratie, des droits de la femme et du libéralisme.

On sait qu’en réalité, l’intervention américaine en Afghanistan visait surtout à venger l’opération du 11 septembre 2001 à New-York, orchestrée par Al-Qaïda, groupe basé en Afghanistan et soutenu par les talibans au pouvoir à Kaboul de 1996 à 2001. Dans la foulée, la Maison-Blanche a profité de l’occasion pour se débarrasser en 2003 du régime de Saddam Hussein qui dominait l’Irak depuis 1979. D’une guerre deux coups ! Bravo George Bush !

Les bien pensants dénoncent à l’envi les méfaits du "terrorisme" (toujours islamique bien sûr). Les agressions militaires occidentales au Proche-Orient sont tout le temps présentées comme des initiatives "d’autodéfense" légitimes. Tant pis pour les innocentes victimes, faut-il conclure de cette désinvolture.

Un exemple précis parmi tant d’autres : le bombardement aérien israélien du quartier-général de l’Organisation de libération de la Palestine (l’OLP) à Tunis le 1er octobre 1985 en représailles à l’assassinat de trois citoyens israéliens sur leur yacht à Larnaca (Chypre) quelques jours auparavant par un groupe de l’OLP, la "force 17". On ignore si la direction de l’OLP était au courant de cette opération ni si elle l’a approuvée ou même simplement acceptée. Il semble qu’elle ait plutôt découlé de liens de certains éléments de Force 17 avec la Syrie. Toujours est-il que le gouvernement de Shimon Peres, alors premier ministre d’Israël a profité de l’occasion pour essayer de supprimer la direction de l’OLP et surtout Yasser Arafat. Ce raid israélien a fait cinquante morts chez les Palestiniens, dont plusieurs femmes et enfants et dix-huit chez les Tunisiens. La Maison-Blanche, alors sous le règne de Ronald Reagan a tout d’abord approuvé cette agression sous prétexte de lutte contre le "terrorisme". Personne parmi les responsables américains n’a évoqué les dégâts psychologiques chez les survivants et survivantes, ni offert du soutien moral à ceux-ci. Le coût humain du bombardement aérien israélien contre les Palestiniens et Palestiniennes comme chez les Tunisiens et Tunisiennes a été ignoré ou minimisé délibérément par les politiciens et plusieurs commentateurs américains.

Poussons plus loin encore la démonstration. On a beaucoup célébré la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie et le Japon du Mikado en 1945, et ce, plus particulièrement à partir des années 1980 qui ont vu l’envol d’un néo conservatisme basé sur un libéralisme conservateur, anti totalitaire" c’est-à-dire anticommuniste et antinazi, ces deux courants idéologiques se trouvant plus ou moins confondus par les tenants et tenantes du néo conservatisme. Mais on ne parle que très rarement du coût humain de cette victoire. On ne mentionne pratiquement jamais qu’un très grand nombre de civils allemands et japonais ont péri sous les coups de boutoir aériens des Alliés.

Pour conclure, on pourrait affirmer que la "compassion" des "élites" politiques occidentales pour les victimes de leurs guerres contre des sociétés dont la culture politique diffère de la leur est à géométrie variable. Elles s’apitoient ostensiblement sur les conséquences psychologiques pénibles des combats chez les soldats et soldates qu’elles ont dépêchés aux antipodes, mais fort peu (sinon pas du tout) sur celles affectant les populations de ces pays lointains, lesquelles présentent le défaut capital de posséder une culture politique, sociale et religieuse en apparence incompatible avec la nôtre. Par ailleurs, elles doivent aussi tenir compte de l’écoeurement croissant d’une bonne partie de leurs opinions publiques à l’égard de guerres interminables, coûteuses en vies humaines comme en argent et aux résultats décevants. La quadrature du cercle...

Cette vulnérabilité relative révèle un affaiblissement de l’impérialisme occidental, surtout américain. On possède la sensibilité de ses intérêts.

Jean-François Delisle

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