Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

L’islamisation serait-elle imminente au Québec ?

Dans la foulée de la proposition d’un conseiller municipal de la ville de Montréal par laquelle on demandait à la mairesse d’étudier la possibilité du port de signes religieux au service de police de la ville et de la présence d’une candidate de Québec solidaire portant le hidjab dans une investiture de circonscription, les médias se sont une fois de plus enflammés.

Mais s’il n’y avait qu’eux ! Non toute la fachosphère a repris en chœur quelques thèses conspirationnistes d’une invasion possible de l’Islam sur le territoire québécois inspirées de « vendeurs d’angoisse » d’un journal populiste et identitaire à caractère islamophobe bien connu.

Tout d’abord à des fins pédagogiques, comment pourrions nous définir le terme islamisation qui se situe dans un cadre bien précis à l’intérieur du monde musulman ou lors de conquêtes historiques armées ? L’islamisation peut prendre deux formes principales, la première étant le fait d’islamiser ou de convertir autrui ou une société-le cas récent du Soudan du Nord envers les populations chrétiennes du Sud avant la partition est un exemple contemporain- ou la deuxième à l’effet qu’un État musulman décide d’appliquer la Loi islamique, soit la Charia.

Le terme « islamisation » en Occident est apparu dans le monde contemporain autour de 2003 en France, pays qui a son propre modèle atypique dans sa relation avec le monde musulman, particulièrement arabophone. Certaines thèses (1) qui se sont avérées totalement erronées avec le temps ont servi à amplifier le phénomène « paranoide » en France et dans l’ensemble de l’Europe depuis. Raphael Liogier, Auteur du Mythe de l’islamisation : Essai sur une obsession collective(2), identifie quatre personnages dans cette mise en scène montée de toutes pièces par les adeptes de thèses complotistes : « le héros qui défend l’Europe, le peuple trompé qui représente la majorité silencieuse, le traître multiculturaliste qui choisit les Droits humains et qui va être soit un naïf, soit une personne qui se range du côté des forts(les gouvernants), et le djihadiste ».

Les divers facteurs démographiques tels que les migrations européennes de type caucasiennes vers d’autres continents, le taux d’immigration des individus de confession musulmane vers l’Europe et des nombreux départs du vieux continent de MusulmanNEs après un certain nombre d’années vers l’Amérique par exemple permettent de déconstruire le discours de la mouvance véhiculant une certaine islamisation de l’Europe. Le taux de natalité par familles de ces communautés de plus en plus comparable à celui des Européens de confession non musulmane, le phénomène de conversion vers l’Islam plutôt marginal et les politiques actuelles d’un nombre non négligeable de gouvernements repoussant ce type d’immigration que j’ajouterai comme facteur, permet à Raphaël

Liogier de prédire une augmentation à 10 p. 100 dans un siècle si toutes ces données ne changent pas d’ici là. Le pourcentage actuel étant en dessous de 5 p. 100 (voir détails plus bas). Considérant qu’en moyenne d’un pays occidental à un autre, on évalue entre 15 à 20 p. 100 le nombre de pratiquantEs au sein des diverses communautés musulmanes, on se demande bien comment en arriveront ils avec un nombre aussi insignifiant même dans un siècle à avoir suffisamment de rayonnement politique pour charcuter les régimes de Droits vieux de deux siècles et instaurer la Charia alors que les salafistes n’y arrivent même pas dans 80% des pays musulmans.

À titre informatif, il m’apparaît impératif de rappeler que la Charia fait l’objet trop souvent de fantasme et de fausses représentations en utilisant des définitions variantes mais surtout en évitant de faire la distinction entre le droit criminel et le Droit civil. Sur l’ensemble des 49 pays à majorité musulmane, moins d’une dizaine appliquent la Charia pour les questions criminelles (pays du Golfe persique, Iran, Soudan, Afghanistan et certains États du Nord du Nigeria). Les autres pays n’appliquant celle-ci que dans son volet civil (divorces, pensions alimentaires, mariage, etc).

Les thèses conspirationnistes exportées au Québec

La fachosphère québécoise regorge de propos parfois les plus hallucinants les uns que les autres sur cette imaginaire islamisation du Québec. Des élus même parfois ont servi à alimenter cette suspicion. Comme ce propos à titre d’exemple de Bernard Drainville du Parti québécois en plein débat sur la charte des valeurs ; « Il y a islamisation de Montréal ». (3) Ces formes d’imagination tirent leurs sources parfois dans des thèses dont on peut se demander quelles fins servent-elles réellement. Il est plutôt fréquent de lire sur cette fachosphère les thèses loufoques des Pamela Geller, Alex Jones, Robert Spencer ou encore Ezra Levant de Rebel Média. Prenons exemple sur celle de Mark Steyn dans son essai apocalyptique : America alone : The end of the world as we know it écrit en 2006.

Pour soutenir sa thèse d’un « génocide européen » !!!!, il va même affirmer sur le plateau de télévision de l’émission Deadline sur le réseau ultra conservateur Fox News, en 2006 que « l’Europe comptera plus de 40 p. 100 de Musulmans en 2020 ». Alors qu’en 2016, selon le Pew Research Center, ils représentaient à peine 4,9 p. 100. Et selon les dernières estimations les plus alarmistes de ce même Centre de recherches étatsunien en démographie (4) publiées en novembre 2017 qui ne distingue pas le Musulman sociologique (non pratiquant) issu d’une famille musulmane du Musulman réel qui pratique sa Foi, l’Europe pourrait en arriver à un pourcentage de 7,4 p. 100 de l’ensemble de la population en Europe en 2050. Aux États-Unis les statistiques de 2016 révèlent à peine 1 p. 100 de la population totale de confession musulmane et dans le cas du Québec selon les données les plus récentes de 2014, les Musulmans et Musulmanes tout confondu-e-s pratiquant-e-s ou non représenteraient 3,1 p. 100 de la population totale. (5)

Mais comment peut on en arriver par la suite à faire circuler ce mythe d’un danger potentiel au Québec à caractère islamiste alors que de ce si faible pourcentage on estime à moins de 15 p. 100 de cette population la pratique des rites permanents en Islam et que plus de 60 p. 100 ne fréquentent jamais les mosquées selon les travaux scientifiques du professeur et religiologue Fréderic Castel, chercheur depuis 15 ans sur la vie en Islam au Québec. (6)

Ces thèses circulant chez nous ne proviennent pas que d’idéologues aux postures paranoïdes tels que Renaud Camus -j’y reviendrai-mais tout autant de sites à caractère sioniste extraites en permanence de fausses informations comme Europe-Israël.org, la Ligue de défense juive, Israël-flash et amisraelhai.org.org (le peuple d’Israël vit en hébreu).

Les trois niveaux de conspiration dans la « Musulmanie ».

On peut facilement identifier un premier niveau ici même au Québec parmi les pages Facebook d’extrême droite comme Horizon Québec actuel ou la Fédération des Québécois de souche ou le nouveau « faux » média Le Peuple. Ce niveau propose une lecture vulgaire et primaire infantile de « guerre civile à venir, de plan de conquête, d’élus politiques et d’organisations spécifiques pour islamiser le Québec avec des armées de fidèles, d’entreprises médiatiques (!!!) et de leaders islamistes, de complices comme la gauche inclusive ou de Québec solidaire. D’ailleurs tout Islamologue sérieux sursauterait à entendre parler que des salafistes militeraient dans un parti politique avec des éléments de programme aussi libéraux en matière de Droits pour les LBGT et l’égalité homme-femme. D’autant plus que les Salafistes, aussi insignifiant qu’ils soient en nombre ici au Québec, rejettent la démocratie et seul l’Islam leur sert de guide au quotidien.

Le deuxième niveau est davantage de l’ordre idéologique et politique inspiré par les Oriana Fallaci et David Horowitz à l’extérieur et plus près de nous chez des médias tels le journal de Montréal ou le mensuel l’Aut journal donnant la tribune à ces « marchandEs de peur » d’une invasion islamique orchestrée mais sans jamais avoir publié une seule étude de terrain en plus de 15 ans pour appuyer leur propos. (7) Des individus qui servent de relais pour répandre dans la société un climat toxique d’angoisse permanente en alimentant une stratégie de suspicion amalgamant la géopolitique musulmane antioccidentale, l’islamisme et l’esprit de la population québécoise et|ou canadienne de confession musulmane et son immigration. Il est fréquent de lire ou d’entendre des généralisations à partir d’exemple de 4-5 Imams à tendance wahabbite démasqués en 12 ans ou des tentatives d’actes terroristes déjoués qui ne dépassent pas la demi douzaine dans l’histoire du Québec contemporain. Ces idéologues ne sont en somme pas très différents des gourous des sectes millénaristes qui pervertissent la réalité en échafaudant des systèmes dans des prophéties qui relèvent entre autres choses d’un degré d’islamopsychose plutôt aigü.

Le dernier niveau alimentant ce mythe de l’islamisation du Québec est particulièrement inspiré de la thèse du « grand remplacement » de l’idéologue Renaud Camus écrite en 2011 (7). Une thèse appuyée par l’idée d’une dépossession identitaire presque totale où les trois vecteurs seraient le capitalisme transnational, le gauchisme altermondialiste et l’expansion de l’Islam. Cette forme de nouvelle idéologie populiste s’est infiltrée chez un nombre non négligeable d’individus allant de l’extrême droite à une certaine gauche qui a perdu toute prise sur le fait qu’elle vit dans une société de droits modernes et dans une démocratie pluraliste. Relevant d’individus qui donnent l’apparence d’avoir peur, peur d’eux-mêmes, de leur conscience, de leurs instincts et du changement dans un Québec qui ne sera plus jamais homogène et qui se transforme dans un modèle interculturel envié par les élu-e-s européen-ne-s , cette mouvance a trouvé le bouc émissaire idéal en complicité avec certains médias. Une réalité observable qui se transpose dans la réalité sombre d’une certaine époque pas si lointaine du vieux continent des années 30 du vingtième siècle. Un repli identitaire nationaliste qui construit des murs plutôt que des ponts.

L’islamisme gangrénerait-il les communautés musulmanes ?

Tout en précisant qu’il est impératif de demeurer alerte sur les quelconques influences que pourraient avoir la mouvance salafiste ou wahhabite auprès de nos institutions ou à l’intérieur des communautés, il est tout aussi important de déconstruire ce discours hypertrophié concernant cette réelle influence. D’abord l’Islam dans sa nature même, est la plus décentralisée des trois religions monothéistes. Une religion où n’apparaît aucun contrôle dogmatique central et sans aucune unité idéologique. Seul le croyant, croyante, pratiquant et pratiquante détermine sa propre logique spirituelle parfois même à géométrie très variable. Les organisations musulmanes œuvrant au Québec ne sont pas différentes de toutes les autres formes de lobbys, patronaux, religieux, anti-avortement, de la défense du port d’armes à feu, féministes, pétroliers, etc. Elles opèrent dans un cadre légal permis par toutes les démocraties modernes. Mais leur sens organisationnel peu développé, leur rayonnement limité dans les communautés, leur influence marginale auprès des pouvoirs publics en comparaison avec les lobbys d’obédience chrétienne ou juive font en sorte que l’islamisation du Québec n’est pas pour demain ni après demain. L’immigration arabo-musulmane provenant à 90% du Maghreb francophile, scolarisée est reconnue généralement moins pratiquante que celle plus anglophile provenant du Pakistan et d’Asie du Sud-Est qui se retrouve davantage dans les régions de Toronto et de Vancouver.

S’il y a un « choc des civilisations », ce que Samuel Huntington avait sûrement pas prévu, il se vit à l’intérieur du monde musulman même. Au sein notamment des groupes féministes sans ou avec hidjab qui se réapproprient les interprétations des textes coraniques en les retirant des mains des hommes. Certains de ceux-ci, se sont mobilisés contre l’initiative d’un avocat musulman en 2005 pour tester le gouvernement ontarien afin qu’il accepte l’instauration d’un tribunal islamique de justice civile pour des questions d’arbitrage familial. (8) Divers groupes et partis politiques dans le monde musulman discutent sans cesse de démocratie, de la place de la femme en société, des mœurs, de l’égalité, etc. Et on voudrait nous faire croire que ces groupes communautaires ici travaillent à islamiser le Québec pendant ce temps ? Il y a oui un phénomène existant d’une mouvance intégriste dans les pratiques de l’Islam qui peuvent être apparent ici au Québec comme ailleurs, mais comme démontré dans l’émission rigoureuse d’Enquêtes de Radio-Canada Montée de l’intégrisme : lever le voile (9), l’écrasante majorité des 15% de pratiquantEs se tient loin de tout cela.

Denis Mehdi Duchêne
Politologue

Notes

(1) Eurabia : The Euro-Arab Axis, Bat Ye O’r, Jean Cyrle Godefroy Édition, 2005

(2) Le mythe de l’Islamisation : Essai sur une obsession collective, Raphaël Liogier, Édition Seuil, 2012

(3) Radio-Canada, 13-09-2013

(4) Mediapart, 03-01-2018

(5) Agence Science Presse, 7 mythes sur les Musulmans au Québec, 19-04-2017

(6) Journal de Montréal, 04-02-2017

(7) Djemila Benhabib, la polémiste qui voit des complots partout, Onjase.org

(8) Le grand remplacement, Renaud Camus, Édition David Reinhac, 2011

(9) http: ||www.barreau.qc.ca>pdf>vol36

(10) Radio-Canada, émission Enquête, Montée de l’intégrisme : lever le voile, 27-11-2014

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