Édition du 14 mai 2024

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Europe

Insurrection démocratique

Nous parlons d’un conflit politique généralisé, issu du projet d’accélérer la casse de l’Etat social en « réformant » le régime des retraites, et de la réaction de masse, organisée par les syndicats, soutenue par la majorité des citoyens, qu’il a aussitôt déclenchée. En se heurtant à l’arrogance du pouvoir et à la brutalité policière, il débouche sur une mise en crise du régime actuel. Certains (dont je suis) pensent aussi que le capitalisme révèle ici l’acuité de ses contradictions historiques. Comment penser cette dynamique, et les possibilités qui en découlent ?

Avril 2023 | Tiré de Coudes à coudes |Texte paru dans L’Humanité -

Deux noms me semblent incontournables. Le premier est lutte de classes : au cœur du conflit, l’enjeu stratégique de distribution des ressources entre la force de travail (tous ceux qui font vivre la société et ses services fondamentaux) et la classe capitaliste, désormais complètement internationalisée. Rarement aura-t-on vu un gouvernement incarner aussi ouvertement les intérêts de l’oligarchie financière. Mais rarement aussi les dilemmes de la prolétarisation de masse ou d’une vie dans la dignité seront apparus de façon aussi globale, aussi politique. Il est frappant que ce soient les syndicats qui lui aient fourni son encadrement et sa cohérence.

Le second est insurrection. Non pas la tentative de « prendre le pouvoir » ou de le « destituer » que le gouvernement brandit pour légitimer sa brutalité, et dont, en miroir, des révolutionnaires en chambre nous clament la venue. Mais une insurrection pacifique et démocratique, affirmant la capacité du peuple d’exercer un rôle dirigeant dans l’Etat. L’avenir proche nous dira si elle résiste à la répression, au découragement, à la précarité, pour forcer le président au recul et instituer de l’irréversible.

Ni la lutte ni l’insurrection ne suivent un plan, même si elles ont besoin d’objectifs et d’imagination. Compte tenu des forces nouvelles qui s’y agrègent aujourd’hui, des formes de lutte en devenir, je mettrai l’accent sur deux exigences. D’abord la défense des libertés, à commencer par la sûreté des citoyens, et le droit d’occuper l’espace public de façon « oppositionnelle ». Ne faudrait-il pas aller vers des assises nationales, pour censurer les pratiques répressives, interdire les armements létaux et renforcer les garanties constitutionnelles ? Ensuite l’extension de la démocratie au-delà des contre-pouvoirs parlementaires, dont la forme ne suffit plus pour faire avancer la résolution des « contradictions au sein du peuple » (comme sur la croissance et la décroissance).

Les élus municipaux pourraient user de leurs pouvoirs pour inviter manifestants et grévistes à s’assembler pour débattre, avant d’éventuels Etats-Généraux de la refondation sociale et politique.

Le rapport des forces est fragile. Le piège est tendu de l’affrontement entre la rage de ceux qu’on piétine et la violence d’Etat militarisée. Mais le peuple peut inventer une insurrection adaptée à notre époque, unissant révolte, obstination et innovation institutionnelle.

Etienne Balibar

Philosophe, Professeur émérite à l’Université de Paris-Ouest

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