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Europe

Grèce : L’infamie d’une terrible catastrophe ferroviaire annoncée

Ce qui suit pourrait être une blague d’humour noir, mais ce n’est qu’une histoire tout à fait réelle et, surtout, emblématique de cette Grèce néolibérale et délabrée de la première moitié du XXIe siècle.

5 mars 2023 | tiré du site du CADTM

Seulement quelques heures avant la terrible catastrophe ferroviaire du 28 février, le président du syndicat des conducteurs de trains, Kostas Genidounias, avait commenté en ces mots la visite que le premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, devait rendre le 1er mars, c’est à dire au lendemain de cette catastrophe, au “Centre de téléconduite et de signalisation du réseau ferroviaire du nord de la Grèce” à Salonique : « Je viens de lire sur un site que Mitsotakis sera demain au centre de télécommandes - signalisation du réseau ferroviaire de la Grèce du nord. Quelqu’un peut-il nous dire où se trouve le centre de signalisation et de télécommandes et où fonctionne-t-il dans le nord de la Grèce ? À Drama il n’y en a pas, après PLATY à Florina ligne unique, tandis que vers Athènes tout est éteint, après tx1 rouge, en opération Sindos, la ligne à Strymonas une jungle. Qu’est ce que nous sommes en train de vivre ???? »

En somme, inaugurant sa campagne électorale, Mitsotakis devait faire à Salonique l’éloge d’un énième accomplissement de son gouvernement. Sauf que cet accomplissement n’existe pas, qu’il est totalement fantomatique ! Et surtout, que c’est exactement son inexistence qui a provoqué la plus meurtrière (57 morts) catastrophe ferroviaire de l’histoire du pays !

Nous voici donc au cœur de cette nouvelle tragédie grecque, à l’inexistence de ce qui est la plus élémentaire garantie sécuritaire de tout transport ferroviaire. Mais, pour comprendre le pourquoi de cette absence ahurissante de système de signalisation, il faut revenir en arrière, à la privatisation des chemins de fer grecs imposée par la tristement célèbre Troïka, l’UE et le FMI, au temps de la mise sous tutelle de la Grèce. Une privatisation qui -comme d’ailleurs toute privatisation d’entreprise publique- n’a eu qu’un seul objectif : privatiser les profits et socialiser les pertes de l’entreprise. Ce qui s’est traduit par offrir au privé, presque gratuitement, l’exploitation du réseau ferroviaire qui génère des profits, et par laisser au public ses infrastructures qui ne génèrent que des pertes !

Si on s’arrêtait à ce rappel, on devrait conclure que le seul responsable de la catastrophe ferroviaire est l’État grec auquel appartient l’OSE (Organisme des chemins de fer de Grèce), qui a l’exclusivité de la gestion des infrastructures, et donc du système de signalisation du réseau ferroviaire. Cependant, la réalité est assez différente. Tout d’abord, l’acquisition de l’exploitation des chemins de fer grecs par le privé (dans ce cas, le Hellenic Train appartenant aux Ferrovie dello Stato italiennes) ne lui a coûté que 45 millions d’euros quand sa vraie valeur dépassait les 300 millions d’euros ! Et comme si ce scandale ne suffisait pas, le même État grec s’est engagé en 2022, à subventionner annuellement de 50 millions Hellenic Train pour l’encourager à opérer aussi les lignes non-rentables, dont celle reliant Athènes à Salonique, qui est plus que... rentable ! Et, comble de l’ironie, tout ça quand les gouvernements grecs successifs ont prétendu privatiser les chemins de fer… pour ne plus avoir à les subventionner !

Le résultat crève les yeux : après ce véritable bradage des chemins de fer grecs, l’OSE se désorganise et est contraint à pratiquer des coupes drastiques à son budget, ce qui se traduit par plus de licenciements et moins d’embauches, moins de formations, moins d’entretien du matériel et des infrastructures, et moins d’investissements. Et, évidemment, ce n’est pas un hasard si le système de signalisation du réseau ferroviaire, qui fonctionnait sans problème jusqu’à 2010, cesse d’exister à partir de ce même fatidique 2010 qui voit l’apparition de la tristement célèbre Troïka et de ses Memoranda, et le début de la mise sous tutelle de la Grèce. Tout ça combiné aux défaites et aux frustrations successives du peuple, et surtout au pourrissement du système politique, à la corruption du personnel politique et au délabrement de l’État. Ces résultats des politiques néolibérales, menées par tous les gouvernements, de droite (Nouvelle Démocratie), de gauche (Syriza) et de centre-gauche (PASOK) des 40 dernières années, conduisent droit à des catastrophes comme celle que nous venons de connaître... et les autres que vont suivre. Inévitablement...

D’ailleurs, nous venons d’apprendre que la conduite à l’aveugle, faute de système de signalisation, n’est pas l’apanage des seuls conducteurs de trains grecs. En effet, des conducteurs du métro et du RER de la capitale grecque, profitant de l’émoi provoqué par la catastrophe ferroviaire, dénoncent maintenant que la dernière portion de la ligne, menant à l’aéroport Venizelos d’Athènes, manque cruellement... de signalisation (!) et que, bravant leurs protestations, l’entreprise privée qui les exploite fait la sourde oreille et laisse faire. Manifestement, c’est un miracle qu’il n’y a pas encore eu des catastrophes analogues à celle du 28 février en pleine capitale grecque…

Il y a une dizaine de jours, le dernier rejeton de la vénérable dynastie politique des Karamanlis, le ministre des transports Kostas Karamanlis qui vient d’ailleurs de démissionner, a fustigé au parlement un député de Syriza parce qu’il a osé mettre en question la sécurité des chemins de fer grecs. Mr Karamanlis a qualifié de « honteuse » et « hypocrite » l’interpellation du pauvre député de Syriza, avant de rappeler que le nombre des accidents de train en Grèce est le plus bas en Europe. Le ministre n’a pas menti, mais il a oublié de dire que la Grèce possède le réseau ferroviaire le moins développé et dense de l’Europe, qui se résume à presque une ligne, celle qui relie Athènes à Salonique.

En effet, la malédiction qui pèse sur les chemins de fer en Grèce ne date ni d’hier ni d’avant hier. Elle est beaucoup plus vieille et elle a fait que le paysage ferroviaire grec rappelle celui du far-ouest des vieux films américains, tout au moins jusqu’à il y a une vingtaine d’années. Vieilles locomotrices, vieilles gares du XIXe siècle, et une électrification qui vient de commencer, et pas encore complétée, même sur la ligne Athènes-Salonique ! Pourquoi ? Mais, parce que à l’inaction et au conservatisme de la bureaucratie de l’État grec, s’est vite ajoutée l’obstruction organisée du « lobby de l’asphalte », qui a fait que le transport des marchandises -mais aussi des passagers- a toujours été quasi monopolisé en Grèce par les transporteurs routiers.

Alors, notre conclusion serait totalement pessimiste s’il n’y avait pas le rayon d’espoir que représentent les manifestations massives d’une certaine jeunesse grecque, qui ont commencé au lendemain de la terrible catastrophe ferroviaire du 28 février, et qui continuent jusqu’à aujourd’hui. Des manifestations qui ont tendance à faire tache d’huile et qui proclament haut et fort que « Les privatisations tuent » et aussi et surtout, « Nos morts avant leurs profits » ! Peut-être que cette fois, la goutte de la colère populaire fera déborder le vase de sa patience qui a trop duré...

Yorgos Mitralias

Journaliste, Giorgos Mitralias est l’un des fondateurs et animateurs du Comité grec contre la dette, membre du réseau international CADTM et de la Campagne Grecque pour l’Audit de la Dette. Membre de la Commission pour la vérité sur la dette grecque et initiateur de l’appel de soutien à cette Commission.

http://www.contra-xreos.gr

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