Édition du 18 juin 2024

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France

France : Deux journées riches d’enseignements

La poussée d’en bas qui veut imposer l’unité est puissante. Il n’est pas déplacé d’évoquer, avec de grandes différences sur tous les plans certes, le 12 février 1934 quand l’unité d’action du PC et de la SFIO, de la CGTU et de la CGT, a été imposée par les manifestants contre les fascistes, ce qui fut le point de départ non pas des Fronts populaires (on va revenir ici sur cette précision), mais du front unique prolétarien contre la réaction.

11 juin 2024 | tiré du site Arguments pour la lutte sociale | Photo : Paris, le 10 juin 2024. Pendant un rassemblement "Front Populaire" contre le RN, place de la République, au lendemain de la victoire du Rassemblement national aux élections européennes en France.

C’est pourquoi il importe de reprendre le fil des principaux évènements ayant suivi le dernier coup d’État macronien. Dès dimanche soir, des centaines et des centaines de manifestants se sont spontanément, avec les drapeaux des différentes organisations dites de gauche, rassemblés place de la République à Paris et dans plusieurs villes, appelant à l’unité. La principale intervention de Raphaël Glucksmann ce soir-là avait précédé l’annonce de la dissolution mais comportait une phrase refusant toute main tendue de la part de ceux qui avaient misé sur le RN pour faire passer leur loi Immigration, donc avec les macroniens.

Ce premier verrou s’impose assez facilement. Par exemple, défense de rire, Jérôme Cahuzac, l’ancien ministre du Budget de Hollande et grand fraudeur fiscal, a annoncé qu’il se présentait à Villeneuve-sur-Lot contre une député sortante RN en prétendant jouer les sauveurs : le PS a immédiatement récusé tout soutien. Il faudra bien sûr être vigilants sur les tentatives de candidatures du type « centre-gauche ».

Mais l’unité elle-même, à laquelle aucun dirigeant et autres chefs à plume n’a tenté de s’opposer frontalement, allait-elle vraiment s’imposer ?

On pouvait avoir des craintes avec le grand discours de Jean-Luc Mélenchon réagissant à la dissolution (rejoint avec 5 minutes de retard par Manon Aubry sur une estrade déjà occupée par une garde rapprochée !).

Ce discours mérite d’être écouté de près : J.L. Mélenchon y a réintroduit toute la rhétorique nationale-populiste de 2017, aux fondements de LFI, en l’adaptant à sa version « villes et banlieues multiculturelles », mais c’est fondamentalement la même méthode : « un peuple, une nation, un programme » ; une « France nouvelle » va émerger et se construire : « la France des villes ». Cette insistance sur les villes galvanisait particulièrement les militants présents au fur et à mesure que tombaient les résultats tardifs des grandes villes comme Lyon ou Montpellier et de certaines banlieues, qui faisaient remonter le score de LFI de 8% à un peu moins de 10% (cela alors que dans les zones de banlieues les pourcentages élevés de LFI vont avec une abstention ultra-majoritaire, la plus élevée de tout le pays).

De plus, dans ce discours, J.L. Mélenchon introduisait de véritables poisons de division : la supposée escalade antirusse de la France qui doit s’arrêter ; et les accusations d’antisémitisme qui n’auraient d’autre fonction que d’attiser ce qui est réellement grave, appelé tantôt « racisme » et tantôt « islamophobie » (bien que ce ne soit pas exactement la même chose …). Que, selon des sondages dont il faut bien dire qu’ils sont dignes de foi, 90% des juifs de France questionnés sur ce qui leur fait le plus peur aujourd’hui dans ce pays répondent tragiquement : « Mélenchon », ne semble pas poser ici question …

Enfin, J.L. Mélenchon présentait la dissolution macronienne comme justifiée et inévitable, sans même relever son caractère antidémocratique (l’annoncer à l’avance pour septembre aurait été tout à fait différent).

Mais à peu près au même moment, François Ruffin interrogé par les journalistes développait une orientation qui, en gros, était l’inverse de celle proclamée par J.L. Mélenchon pour LFI. Il démarrait en attaquant frontalement Macron accusé de faire n’importe quoi, poursuivait en affirmant vouloir aller à la bataille dans toutes les communes y compris les plus petites, et concluait en appelant à l’unité inconditionnelle et immédiate pour constituer un « Front populaire ».

Ainsi s’ouvrait une brèche, sous-tendue par la volonté des larges masses d’unité et de prise en compte de tous les secteurs populaires.

La transposition de la rhétorique national-populiste de Mélenchon 2017 sur le peuple des centre-villes et des banlieues livre littéralement au RN ce que l’on appelle aujourd’hui « la ruralité », laquelle n’est pas principalement paysanne même si les potagers y sont fréquents et aident à survivre, et qui est la France des ronds-points qu’occupèrent en masse les Gilets jaunes. La faille avec Ruffin passe bien entendu par là.

Le terme de « Front populaire » signifie « unité d’action » pour les larges masses. De plus, il remplace, pas fortuitement, les formules invoquant « NUPES » ou « Union populaire », formules et références qui peuvent parfaitement être utilisées de manière diviseuse, avec l’invocation d’un « programme » à la mise en œuvre duquel il serait bien naïf de croire – et les larges masses n’ont pas cette naïveté.

Quand il est écrit sur le site créé samedi soir par François Ruffin avec des députés des différents partis de gauche, Front Populaire : « Il n’y a pas de fatalité, nous pouvons l’emporter. La crise de 1929 a donné le nazisme en Allemagne, mais le Front populaire en France. », les mots clefs auxquels nous nous associons, que nous avons nous-aussi crié dès dimanche soir, sont que nous pouvons gagner.

Mais l’histoire n’a pas été celle que raconte la seconde phrase : évitant la tragédie allemande (l’arrivée au pouvoir d’Hitler en janvier 1933), le 12 février 1934 a certes imposé l’unité, mais celle-ci fut élargie, sur décision de Moscou, aux principales forces bourgeoises de l’époque (les radicaux), et c’est cela que fut le « Front populaire » qui conduisit à la défaite devant Franco en Espagne et à la défaite sociale en France aussi, suivie du retour à la division lors du pacte Hitler-Staline : ce fut finalement la chambre de Front populaire qui vota les pleins pouvoirs à Pétain en 1940. Nazisme et fascismes seront vaincus en Europe par la guerre et la lutte armée des peuples. Il y a donc une part d’illusions dans cette formule dont la résurgence traduit le désir sain et nécessaire d’unité.

Lundi matin, des proches de F. Ruffin et des secteurs du PS introduisaient auprès des journalistes une expression curieuse pour parler de lui : « Il prend le capitanat. » Nous n’avons nul besoin d’un capitaine pour agir et imposer l’unité, et François Ruffin en est probablement conscient, mais le sens donné à cette formule, selon « un cadre du PS » cité par Libération, serait de suggérer un premier ministre en cas de victoire, qui, ne pouvant être ni Mélenchon ni Glucksmann, pourrait être Ruffin.

Outre que c’est là aller un peu vite en besogne, soulignons la question politique principale : si nous gagnons, s’agira-t-il de cohabiter, vraiment ? Avec Macron, dans le cadre de la V° République ? Celui qui, avec sa loi Immigration et la répression, a montré qu’il peut gouverner avec le RN, laissera-t-il abroger sa loi contre les retraites ? La vraie question ne serait-elle pas, dans ce cas, celle de la souveraineté de l’Assemblée, contre le président, et donc contre les institutions de la V° République ?

Cette fameuse Constituante, qu’un J.L. Mélenchon et le programme de LFI n’ont jamais envisagée qu’octroyée et corsetée de caudillesque manière, ne sera-t-elle pas au bout du chemin si la volonté démocratique renverse les obstacles ?

Voila pourquoi, à Aplutsoc, fidèles d’ailleurs à une vieille chanson qui dit « Ni Dieu, ni César, ni tribun », nous avons dit tout de suite : Assemblée souveraine ! Voilà la question ! Et pas de capitaine premier ministre … de Macron !

C’est là une discussion qui aide à aller de l’avant, mais nous n’en sommes pas du tout là. La question immédiate, c’est l’unité pour gagner. Et, le lendemain de ces discours, lundi 10 juin, J.L.Mélenchon a multiplié les tweets appelant à « l’unité » et au « front populaire » en expliquant que c’était sa volonté qui s’imposait enfin à tout le monde !

N’en croyons rien : la ligne national-populiste « urbaine et banlieusarde » de son discours de division du dimanche a dû être rembourrée par le ralliement à la volonté populaire le lundi.

Tout au long de la journée de lundi, des militants, de simples citoyens, ont téléphoné, se sont réunis, ont parfois manifesté, ont exigé l’unité, partout, partout, en France.

En fin d’après-midi, on apprenait que la LFI, le PCF et EELV, rejoints un peu plus tard par le PS, ainsi que Place publique et les groupes résiduels comme Génération.s ou la GRS, avaient envoyé des délégations sur invitation d’EELV, à leur siège. J.L. Mélenchon et R. Glucksmann n’y étaient pas, LFI étant représentée par Manuel Bompard et le PS par Olivier Faure.

Lundi soir au 20 heures sur la 2, ce fut au tour de Raphaël Glucksmann, à contretemps et d’une manière franche, de poser des obstacles à l’unité, alors que cette réunion se tenait. Après avoir dénoncé l’irresponsabilité de Macron, il présentait « 5 conditions » selon lui impératives : le « soutien indéfectible à la construction européenne », le « soutien indéfectible à la résistance ukrainienne », l’abrogation des lois contre les retraites et l’Assurance chômage et la loi Immigration, l’ « accélération de la transition écologique », et le refus de la « brutalisation », des fake news et autres.

Ces « conditions » sont de natures différentes et forment un ensemble confus. L’abrogation des lois antisociales de Macron est bien sûr au centre des exigences sociales de base. Le soutien à la résistance ukrainienne doit être imposé dans la gauche et le mouvement syndical, contre les campistes et les néopoutiniens. La référence à la « construction européenne » ne veut rien dire si, justement, elle ne dit rien de la nature actuelle de l’UE, d’ailleurs remise en cause implicitement par la demande pressante d’adhésion ukrainienne. Bref, le tout, défini comme des « conditions », pourrait en soi permettre d’interdire toute unité efficace pour empêcher l’arrivée au pouvoir du premier parti poutinien de France qu’est et reste le RN.

Puis, faisant en somme, de son point de vue, la synthèse de son orientation, R. Glucskmann concluait en se disant non candidat au poste de premier ministre, et en sortant de son chapeau une proposition, présentée comme l’antithèse de Macron : l’ancien dirigeant CFDT Laurent Berger !

Ainsi, l’évocation du poste de premier ministre, comme de la part de Mélenchon lors des législatives de 2022, comme avec le « capitanat » prêté à F. Ruffin, est facteur de division. Certes, le choix de Laurent Berger n’est pas politiquement neutre : il désigne cette grande démocratie-chrétienne qui, politiquement, n’existe pas en France, comme devant former la couche de mousse entre le peuple et le parlement, d’une part, la présidence de l’autre. Mais la question clef est là encore celle-là même de la cohabitation, c’est-à-dire du respect de la V° République. Prenons les deux points les meilleurs des prétendues « conditions » de R. Glucksmann : l’abrogation des lois retraite, assurance-chômage et immigration et un soutien aux Ukrainiens qui, précisons-le, cesserait de se faire au compte-goutte en posant des conditions diplomatiques, économiques et autres. S’imagine-t-on imposer le tout sans frottements avec la présidence, à tout l’appareil préfectoral et bureaucratique, au Conseil constitutionnel et au Sénat ? Allons donc ! A nouveau : assemblée souveraine, voilà la question !

Mais … nous n’en sommes pas du tout là. Nous en sommes à l’urgence pour éviter le gouvernement Macron/Bardella, ou Macron/Le Pen (ou des présidentielles anticipées offertes à l’un ou l’autre). Ces histoires de « conditions » et de « premier ministre » ne sont pas le sujet pour celles et ceux qui, tout ce lundi 10 juin, ont voulu verrouiller leur volonté pour des candidatures uniques, un peu comme, en janvier 2023, ils s’étaient soudés sur l’exigence de retrait de la loi Macron contre les retraites qui s’était ainsi imposée à l’intersyndicale.

Et donc, un peu plus tard dans la soirée, cela alors, c’est très important, que des centaines et des centaines de manifestants, majoritairement des jeunes, se regroupaient spontanément autour du siège d’EELV dans le X°, scandant « Trouvez un accord ! Ne trahissez pas ! », les 4 partis de l’ex-NUPES accouchaient, à 22h 20, de la déclaration suivante :

« Quelques jours pour faire Front Populaire.

Nous avons échangé ce jour pour faire face à la situation historique du pays, suite aux résultats de l’élection européenne et à la dissolution de l’Assemblée nationale.

Nous appelons à la constitution d’un nouveau front populaire rassemblant dans une forme inédite toutes les forces de gauche humanistes, syndicales, associatives et citoyennes. Nous souhaitons porter un programme de ruptures sociales et écologiques pour construire une alternative à Emmanuel Macron et combattre le projet raciste de l’extrême droite.

Dans chaque circonscription, nous voulons soutenir des candidatures uniques dès le premier tour. Elles porteront un programme de rupture détaillant les mesures à engager dans les 100 premiers jours du gouvernement du nouveau front populaire. Notre objectif est de gouverner pour répondre aux urgences démocratiques, écologiques, sociales et pour la paix.

En écho à l’appel des syndicats ce soir et de la jeunesse, nous appelons à rejoindre les cortèges et à manifester largement.

A la manière dont nous gouvernerons, sur un cap clair, nous voulons bâtir ce nouveau front populaire avec toutes les forces qui partagent cette ambition et cet espoir. »

L’essentiel immédiat est que les chefs ont cédé sur la question des candidatures uniques. Sur tout le reste – projet gouvernemental, programme, « cap clair », rien n’est réglé, et bien entendu la question de la souveraineté d’une assemblée élue contre Macron et le RN est passée sous silence. Mais l’essentiel immédiat était la première victoire d’en bas, victoire sur les chefs de tous les partis de l’ex-NUPES !

La courte allocution des chefs tenus de sourire a été suivie d’une amplification de la manifestation nocturne et de son enthousiasme. Au bout de 20 minutes, les CRS sont intervenus en bombardant la jeunesse présente de lacrymos.

Voilà le concentré de la situation : la poussée d’en bas a imposé sur un point sa volonté, et l’État nu, celui de la préfecture, de Darmanin et de Macron, devait montrer qu’il sera le dernier rempart quand les autres obstacles auront sauté. C’est aussi pour cela qu’il nous faut battre le RN et propager le thème de la souveraineté de l’assemblée à élire contre le RN et Macron.

C’est plus tard dans la soirée que les centrales syndicales réunies sortaient un communiqué signé de la CGT, la CFDT, la FSU, Solidaires et l’UNSA, appelant à manifester notamment ce week-end et à la suspension des contre-réformes engagées par Macron. Nous reviendrons dans nos prochains articles et éditoriaux sur la place des syndicats dans la crise politique.

VP, le 11/06/2024.

Communiqué de presse intersyndical 10 juin 2024 Après le choc des européennes les exigences sociales doivent être entendues !

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