Où en est le mouvement environnemental au Québec et au Canada sur cette question de tradition post-capitaliste ? Je vais commencer par rappeler très rapidement que nous sommes clairement dans une période d’urgence climatique. 15 000 scientifiques nous l’ont rappelé il y a quelques mois. Nous sommes face à un défi majeur comme humanité. Les changements climatiques sont là. Certaines populations en subissent déjà à l’heure actuelle les conséquences. Nous devons déjà nous adapter, certaines parties du monde plus vite que d’autres, à la réalité des changements climatiques. Et face à cette urgence-là, il n’y a pas 36 000 solutions, il faut absolument faire la transition énergétique, la transition écologique en particulier.
Qu’est-ce que cela veut dire exactement que d’être en période d’urgence climatique et de devoir faire un transition énergétique ? La première des choses, cela veut dire garder les énergies fossiles dans le sol. La science nous dit qu’à l’heure actuelle par rapport aux réserves connues d’énergies fossiles sur la planète, 80 % doivent absolument rester dans le sol. Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Cela veut dire qu’il n’y a plus de place nulle part pour toute nouvelle infrastructure en lien avec l’exploration, l’exploitation et le transport d’énergies fossiles.
Ici, au Québec et au Canada, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire notamment de garder les sables bitumineux dans le sol. Cela veut dire l’arrêt de l’exploration et de l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste. Cela veut dire l’arrêt de la construction des oléoducs, du transport par train et du transport par bateau des énergies fossiles.
Quand on a dit ça, comment fait-on ça concrètement ? Comment gérer la sortie des énergies fossiles ? Évidemment pour faire la transition, une transition qui est plus qu’urgente, il faut être clair, on est déjà en train de la faire. Nos gouvernements sont déjà en train de "transitionner". La vraie question à se poser : est-ce que cette transition qui nous est proposée à l’heure actuelle tant au niveau provincial qu’au niveau fédéral, est-ce que c’est de cette transition-là dont on a besoin ? Est-ce qu’elle va véritablement faire face aux défis que l’humanité a à relever ? Est-ce que cette transition qu’on nous propose à l’heure actuelle, est-ce que c’est vraiment vers ça qu’on veut aller ?
Qu’est-ce qui se passe à l’heure actuelle ? Je vais vous faire un rapide portrait de ce qu’on nous propose présentement. Au fédéral, vous le savez, le gouvernement Trudeau quand il est arrivé au pouvoir en 2015, quelques mois après seulement, il était à la COP 21 à Paris pour signifier à toute la communauté internationale que le « Canada is back ». C’est sûr qu’après dix ans de gouvernement conservateur sous le régime Harper, on a fait waouw ! On y a tous cru. Enfin les politiques climatiques vont changer au Canada. Enfin, on va s’atteler à la tâche. Enfin, on va lutter efficacement contre les changements climatiques. Je répète, on y a tous cru. Je pense que l’ensemble du mouvement, on l’a senti, on l’a vu a « switché » sa stratégie. Alors que cela faisait dix ans qu’on était clairement dans une stratégie d’opposition parce qu’il y avait zéro écoute de la part du gouvernement Harper, on a mis de l’avant des stratégies de dialogue avec le gouvernement Trudeau pour le pousser à en faire le maximum.
Qu’est-ce que cela a donné ? C’est, qu’à l’heure actuelle nous avons au Canada un plan climat qui s’appelle le « Cadre canadien sur la croissance propre et la lutte aux changements climatiques ». Je pense qu’en soi le titre dit tout. La « croissance propre ». Je pense qu’on est loin d’une transition post-capitaliste. Le plan climat du fédéral repose sur une série de mesures de style efficacité énergétique, développement de la mobilité durable, notamment en finançant les projets provinciaux ... Mais, il repose aussi principalement sur la mise en place d’une taxe carbone qui a été relativement difficile à négocier entre le fédéral et les provinces. Il faut le reconnaître. Mais le problème, c’est que les négociations qui ont eu lieu autour de cette taxe carbone là expliquent en grande partie la situation dans laquelle on est à l’heure actuelle où le gouvernement fédéral nous dit : « pour faire la transition énergétique au Canada, nous avons besoin d’oléoducs ».
En gros, ce qui s’est passé, c’est qu’il y a tellement de disparités entre les provinces dans la mise en place de mesures pour lutter contre les changements climatiques que le gouvernement fédéral a voulu, pour le dire rapidement, imposer un minimum et a tenté de négocier avec les provinces la mise en place d’une taxe carbone. En disant que ceux qui ont déjà une politique climatique, qui ont déjà mis en place des moyens de financiarisation de la lutte au changement climatique par exemple le Québec avec son marché carbone et l’Ontario, "vous allez garder votre marché, mais les autres provinces qui n’ont rien, alors on va vous imposer une taxe carbone". Là, il y a eu une levée de boucliers de la part de plusieurs provinces : Terre-Neuve, le Manitoba, la Saskatchewan. Et de manière extrêmement intelligente, Rachel Notley s’est positionnée, la première ministre de l’Alberta, en négociatrice, finalement, de la taxe carbone entre les provinces pour faire passer la taxe. Mais, elle a dit au gouvernement fédéral : " je vous aide là-dedans, je vous aide à faire en sorte qu’il y ait une taxe carbone au Canada, à condition que vous m’aidiez à faire passer un projet d’oléoduc en Alberta".
Voilà pourquoi, aujourd’hui, on est enfermés dans une rhétorique fédérale où à la fois on dit qu’il faut lutter efficacement contre les changements climatiques, qu’on est des leaders à la lutte aux changements climatiques et qu’on se targue sur toutes les scènes internationales d’en faire des tonnes et en même temps on continue à favoriser l’expansion, car il faut être clair là aussi, construire des oléoducs c’est favoriser l’expansion actuelle de l’exploitation des sables bitumineux en Alberta. Voilà où on en est présentement au fédéral, voilà pourquoi alors que le Parti libéral nous avait promis durant les élections de retirer les subventions aux énergies fossiles,il s’aligne pour financer une compagnie texane, Kinder Morgan, pour construire absolument TransMoutain, et au passage d’ailleurs, sachez, qu’ici au Québec, nous allons manifester en force le 27 mai.
… Au niveau provincial, vous avez deux volets : vous avez d’abord l’institution, Transition Énergétique Québec, qui est censée aider le gouvernement à réaliser ses cibles de réduction de G.E.S. Je rappelle que le gouvernement du Québec a quand même des cibles de réduction de 37,5 % de ces émissions par rapport aux émissions de 1995. C’est parmi les lieux au monde où on a les cibles de réduction les plus ambitieuses. Mais ce qu’on a moins vu passer et ils ne s’en sont pas vanté, c’est que dans le même projet de loi on nous place aussi la Loi sur les hydrocarbures.
Qu’est-ce que la Loi sur les hydrocarbures ? C’est la loi qui à partir du moment où elle va être mise en application, - pour qu’elle soit mise en application, il faut des règlements et un projet de règlement a été sorti le 20 septembre dernier -, ce qui ne l’est pas actuellement grâce à nos mobilisations citoyennes et environnementales qui ont eu lieu à l’automne dernier. Il n’en reste pas moins que tout est mis en place présentement pour rouvrir la place à l’exploration et à l’exploitation du gaz de schiste.
Tant au provincial qu’au fédéral, on est face à un double discours complètement incohérent. Est-ce vraiment ça la transition proposée ?
Une fois ce portrait là fait, il y a d’autres dimensions à regarder. Quand nos leaders politiques parlent de transition, de transition énergétique, ce qui les aide aussi à avoir ce soi-disant double discours, c’est beaucoup le fait que la technologie va les sauver. Je ne sais pas si vous avez eu l’occasion d’écouter les discours de Justin Trudeau ces derniers temps ou de Catherine Mckenna. On va pouvoir réussir à exploiter nos ressources naturelles, donc lisez naturellement les sables bitumineux, parce qu’en même temps, nous allons financer, nous allons innover dans la recherche technologique pour créer les solutions qui vont nous permettre d’exploiter ces ressources-là de manière beaucoup plus propre en protégeant l’environnement et de manière beaucoup moins productrice de CO2 , notamment avec des technologies de captation du carbone ou ce genre de choses.
À aucun moment, ces gens-là ne remettent en question le mode de vie quand lequel on est. Ce mode de vie qui nous amène droit dans le mur, cette hyperconsommation, ce capitalisme qui est à la base, une des causes principales des problèmes environnementaux qu’on vit aujourd’hui. Tout ça, quand on parle de transition, c’est des choses dont il faut avoir conscience…
Est-ce qu’une transition énergétique, c’est juste un « switch » énergétique ? Est-ce qu’il suffit de remplacer des énergies fossiles par des énergies renouvelables ? Est-ce qu’on aura avancé en termes de société en faisant juste ça ? Est-ce qu’on arrivera à se « sauver » si on ne fait que ça. La réponse, je ne sais pas si elle est évidente. Mais, il est certain que les énergies renouvelables posent aussi certains défis. MariStella parlait du problème de l’extractivisme en Amérique du Sud. Cela est au cœur des problèmes auxquels il faut s’adresser en ce qui concerne les énergies renouvelables. Parce que les matières premières dont on va avoir besoin pour produire ces énergies renouvelables, il faut aller les extraire et la plupart du temps dans des pays en voie de développement au détriment souvent des droits humains et on sait à quel point le Canada à l’échelle internationale joue un rôle totalement dégueulasse en finançant notamment des milices armées pour expulser des populations ou ce genre de choses. Rappelons aussi que le Canada est un paradis fiscal pour l’industrie minière du monde entier. La plupart des sièges sociaux (des minières) sont ici au Canada et cela permet aux industries de commettre leurs exactions ailleurs et de ne rien avoir à payer ici au Canada.
Quand on parle de transition, il faut s’adresser à ces questions. La transition n’est pas juste une question de « switch » énergétique. Il faut inscrire la transition énergétique dans le contexte d’une transition plus large, écologique et sociale. Il faut inter-relier les différentes problématiques.
Est-ce que le mouvement environnemental adresse ces questions-là et de cette façon là ?
Rapide historique de la lutte aux hydrocarbures au Québec, car c’est beaucoup ça qui a marqué l’actualité ces dernières années. On se rappelle en 2009, la question des gaz de schiste arrive sur la place publique. On se rappelle qu’on n’est plus maître de notre territoire. On se rappelle que le gouvernement Charest à l’époque a vendu pour des peanuts, pour une bouchée de pain les « claims » à l’industrie.
Véritable levée de boucliers, un mouvement citoyen se lève comme rarement dans l’histoire du mouvement environnemental. Quelque chose se passe là qui va laisser des traces et qui est encore là et qui explique pourquoi on peut s’appuyer sur un mouvement, sur une mobilisation incroyable qu’on nous envie beaucoup ailleurs. Levée de boucliers de comités citoyens qui vont se créer un peu partout là où l’industrie est présente et qui vont avoir une façon de travailler qui est très proche de leur communauté locale, qui vont prendre à bras le corps leur pouvoir, aller sur la scène publique, s’adresser à leur municipalité. Une intelligence citoyenne assez impressionnante se coordonne, se met en place. Des savoirs se développent chez ces gens-là et cela permet véritablement de créer un réseau, qui, aujourd’hui, s’appelle Réseau Vigilance Hydrocarbures Québec (RVHQ) qui a un rôle énorme à jouer dans toutes les mobilisations dans la province.
Mais ce mouvement citoyen contre les gaz de schiste réussit à comprendre que, oui, il faut lutter localement, mais qu’il faut aussi se réseauter avec les ONG, avec d’autres organisations. Sur la question des gaz de schiste, on arrive à stopper l’industrie, mais pas à mettre l’industrie dehors une bonne fois pour toutes, car elle effectue un retour présentement. Mais il n’empêche que, pour le moment, il n’y a pas eu de fracturation et que les citoyens ont gagné cette bataille-là. Bien qu’il faut la rejouer, car cette bataille n’a jamais été verrouillée par une loi interdisant la fracturation au Québec comme cela peut exister dans d’autres législations.
On commence à se créer des liens de travail. En 2013-2014, le gouvernement se dit que ce n’est pas vraiment le moment pour exploiter les gaz de schiste, le prix du gaz est beaucoup trop bas, il n’y a pas d’acceptabilité sociale, on laisse plus ou moins tomber pour le moment. Arrive sur la table « Energie est », le projet d’oléoduc. Et là, tous les comités citoyens qui avaient lutté contre le gaz de schiste et qui étaient "crinqués" par une victoire à ce moment-là, tout naturellement, ils se mobilisent contre « Energie est ». Puis, il y a d’autres comités citoyens qui se créent tout au long du pipeline. Donc le mouvement grossit encore plus. Et la lutte contre « Energie est » et la lutte pendant les quatre ans qu’elle va durer va amener aussi, comme jamais, un réseau d’alliances entre les organisations environnementales, les comités de citoyens et on commence à avoir la volonté de travailler avec les syndicats, avec les municipalités. Il y a beaucoup de choses qui se mettent en place. Et, aujourd’hui, « Energie Est » est tombé et c’est, en grande partie, grâce à ces alliances qui ont été créées. Et ces alliances commencent à dire : ce n’est pas tout de lutter contre, il faut aussi être dans le "qu’est-ce qu’on veut ?"
À l’heure actuelle au Québec, il y a une réflexion profonde de la part de ces gens-là qui se réunissent dans une coalition que je coordonne maintenant et qui s’appelle le "Front commun pour la transition énergétique", qui au-delà de tous les aspects médiatiques, qui décident d’être sur les barricades et de montrer au front pour lutter contre les projets d’extraction. Ils font un travail beaucoup moins médiatisé, un travail de réflexion, en gang, sur c’est quoi une vraie transition énergétique avec l’ambition de porter dans l’espace public un discours aussi global. Car je pense qu’à l’heure actuelle, les organisations vont, par exemple, travailler sur la mobilité durable, sur l’agriculture, chacune sur ses spécialités, il y a la volonté de porter ensemble un discours au niveau macro sur ce que devrait être cette fameuse transition. Quelles sont les lignes rouges qu’il ne saurait être question que nous franchissions et obliger nos gouvernements à aller beaucoup plus loin et à prendre en compte les aspects sociaux qui sont essentiels dans une vraie transition porteuse de justice sociale.
On est vraiment dans un momentum où si le mouvement environnemental hésite à embarquer dans la question anticapitaliste, post-capitaliste – les mots font peur encore beaucoup –, mais il y a une reconnaissance de plus en plus profonde qu’il faut avancer ces enjeux-là, ces questions-là. Face aux défis que l’humanité a à relever, on ne peut plus de rester chacun dans nos coins et se regarder en chiens de faïence. Il faut qu’on travaille ensemble. Il faut qu’on travaille avec le milieu environnemental, avec les syndicats et les mouvements sociaux et reconnaître l’intersectionnalité des luttes, faire des ponts, être en relation, être dans le dialogue. C’est vraiment le discours que j’ai envie de porter aujourd’hui. Nous n’avons plus le temps pour éluder les vrais débats. Il faut les embrasser. Il ne faut pas en avoir peur et grandir collectivement ensemble. Merci.
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