Tiré de Entre les lignes, entre les mots.
Lorsqu’une fourgonnette a été lancée le lundi 23 avril sur un trottoir de Toronto, tuant 10 personnes et en blessant 15 autres, le chef de police Mark Saunders a déclaré que même si l’incident semblait être prémédité, il n’y avait aucune preuve de terrorisme. Le ministre canadien de la Sécurité, Ralph Goodale, a soutenu cette opinion, en annonçant immédiatement que l’événement « ne faisait pas partie d’un complot terroriste organisé ». Le Canada a des règles à cet égard : pour être considéré comme du terrorisme, l’agresseur doit avoir une motivation politique, religieuse ou sociale, au-delà de « vouloir semer la terreur ».
Pourquoi les autorités ont-elles si rapidement rejeté l’idée de terrorisme (considérant que cela peut encore changer, la tragédie étant très récente) ? Peu de temps avant l’attaque, un message est apparu sur le profil Facebook du suspect, saluant le début de la « Rébellion des InCel », y compris la phrase « Recrue d’infanterie 00010, souhaite parler au Sergent 4chan s’il vous plaît. C23249161. » (« 4chan est la principale plateforme de mobilisation sur Internet d’un courant de l’extrême droite, l’Alt-Right », explique Mike Wendling, auteur du livre Alt-Right : from 4Chan to the White House.)
Il y a une réticence à considérer que le mouvement des « InCel » possède quelque chose d’aussi construit qu’une « idéologie », ou à traiter leur pensée comme développée et cohérente, en partie parce que sa conception est aussi farfelue.
La formule « Célibataire involontaire » a été créée il y a 20 ans par une femme dénommée Alana ; elle a choisi cette appellation en vue d’un forum de discussion en ligne à l’intention des célibataires, essentiellement un groupe de cœurs esseulés. Elle dit aujourd’hui : « J’ai l’impression d’être la scientifique qui a découvert la fission nucléaire et qui apprend ensuite que celle-ci est utilisée comme arme de guerre », pour parler de son sentiment de voir son projet se transformer en point de ralliement d’une misogynie violente sur la plateforme Reddit.
La nébuleuse des InCel fait partie du réseau masculiniste en ligne (la « manosphère »), mais se distingue de l’activisme habituel des droits des hommes du fait que selon Wendling – qui est aussi rédacteur en chef de BBC Trending, l’unité d’enquête sur les médias sociaux du radiodiffuseur britannique – elle invite ses membres à une « haine absolue. C’est abject. Leurs propos sont incroyablement tordus et complètement disjonctés de la réalité : de la haine à l’état brut. » Leur idéologie a une certaine accointance avec celle de la suprématie blanche, en ce sens que ses membres se retrouvent dans les mêmes espaces en ligne et partagent une partie de la même terminologie, mais les InCel se distinguent par des figures types chargées de haine : les Bonnes (les femmes séduisantes) ; les Beaux-gosses (les hommes séduisants) ; et les Normies (les personnes qui ne sont pas InCel, c’est-à-dire qui peuvent trouver des partenaires, mais sans avoir nécessairement belle apparence). Fondamentalement, les InCel disent ne pas arriver à coucher et ils haïssent violemment quiconque y arrive.
La cause en est, à leurs yeux, les hommes attirants qui ont des rapports sexuels avec trop de femmes – « Nous devons faire quelque chose au sujet du problème de la polygamie », a déclaré un membre, dans un étonnant monologue de trois heures mis en ligne à propos de l’attaque de Toronto –, mais bien sûr, la cause principale de leur problème tient aux femmes elles-mêmes, qui deviennent des ennemies en tant que personnes, mais aussi en tant que classe politique. On trouve sur les sites InCel beaucoup d’échanges sur les meilleures façons de les « punir », avec des fantasmes de viol en masse et des conseils pour pister les femmes sans être arrêtés, juste pour le plaisir de savoir qu’elles en sont conscientes. Le féminisme est tenu pour responsable de l’incapacité de coucher d’un mec, et la régulation des naissances aurait permis aux « femmes d’avoir des rencarts seulement avec des Beaux-gosses. Cela a toutes sortes de ramifications sociales néfastes », prétendent-ils.
Il n’y a pas de chiffres sur le nombre d’hommes qui adhèrent à cette doctrine ni d’étude sur leur degré d’extrémisme, « mais ce n’est pas un petit réseau sur Reddit », dit Wendling. « C’est gros. Cela pèse lourd. C’est un mouvement de dizaines de milliers de personnes qui visitent ces plateformes, ces sous-Reddit. Il s’agit d’espaces sûrs pour eux. »
Angela Nagle est l’auteure de Kill All Normies : Online Culture Wars from (4) Chan and Tumblr to Trump and the Alt-Right. Elle voit « un paradoxe vraiment intéressant dans le style de quasi politique des InCel : ils réagissent contre une vision de la romance et des relations humaines proche de l’idéologie libertarienne d’Ayn Rand mais y adhèrent simultanément. Ils se plaignent de la solitude, de l’isolement et de l’individualisme liés à la vie moderne, mais ils semblent aussi les défendre, en ce sens qu’ils adorent le discours des forts qui triomphent des faibles. Mais ce sont eux qui sont les faibles. »
Leur conception est semée de contradictions tout à fait insolubles : « Ils diront combien c’est terrible que la gauche ait gagné les guerres culturelles et que nous devrions retourner aux hiérarchies traditionnelles, mais alors ils utiliseront des expressions comme “baiser les salopes”, ce qui n’a aucun sens, non ? », continue Nagle. « Parce qu’il faut choisir. Ils veulent la disponibilité sexuelle des temps modernes et pourtant, en même temps, ils expriment du dégoût pour la promiscuité. »
Les InCel sont obsédés par leur défaut à attirer des femmes : ils divisent le monde en Alphas et Bêtas, où les Bêtas sont le mec moyen, frustré et idiot, et les Omegas, comme les InCel se nomment souvent, sont la lie de l’humanité, déprimés, méprisés par tous – et ils se drapent de cette identité pour s’isoler du monde. Ils considèrent que cela les rend intouchables dans leur quête de suprématie sur les salopes.
Ils empruntent beaucoup au vocabulaire de l’égalité et des droits civiques – ils diront que la société « traite les hommes célibataires comme des ordures, et cela doit cesser. Les gens qui ont le pouvoir, les femmes, peuvent changer cela, mais elles refusent de le faire. Elles ont du sang sur les mains », a-t-on pu lire sur un de leurs sites le matin après l’attaque de Toronto. Ils voient fondamentalement leur virginité comme une question de discrimination ou d’apartheid, et croient que seul un programme étatique de distribution de partenaires sexuelles, interdisant d’avoir plusieurs amantes, peut rectifier cette injustice colossale. Pourtant, en même temps, ils détestent les victimes, les idéalistes, les progressistes, ceux qui militent pour toute forme d’égalité réelle.
Plus leur perspective est insensée, plus elle présente une certaine logique rudimentaire. La cohérence, la consistance du langage et la raison sont autant d’outils qui nous permettent de nous comprendre, de nous adapter les uns aux autres, de nous intégrer et de nous écouter. Mais dans une vision autoritariste du monde, ce sont les principes qu’il est le plus jouissif de transgresser. Cela rend très difficile de réagir à ce discours, sur le plan intellectuel et encore plus sur le plan pratique : on ne peut pas argumenter devant une pensée dont le principe est qu’elle ne tolère aucune contre-argumentation. Mais la solution de rechange habituelle – ridiculiser de telles idées – n’est pas nécessairement sage, ou équitable.
Elliot Rodger, le tueur qui a sévi dans la collectivité californienne d’Isla Vista, a affiché sur Youtube une vidéo à propos de sa volonté de « punir » des femmes séduisantes qui ne voulaient pas coucher avec lui (et des hommes séduisants avec qui elles le feraient) avant d’abattre six personnes en 2014. Le Southern Poverty Law Centre (qui suit à la trace les activités d’extrême droite aux États-Unis) l’a désigné comme le premier terroriste du mouvement « alt-right ». Donc, même si les InCel ne couvrent pas tout le spectre de l’activité d’extrême droite, ils ont été jusqu’ici son sous-groupe le plus dévastateur.
Il existe un fossé immense entre la menace que représentent ces hommes – un danger mortel même si nous reconnaissons que Rodger n’y a joué qu’un rôle de fantassin – et les propos, souvent absurdes, qu’ils tiennent. Chez eux, la séduction est militarisée dans une guerre des sexes : il y a énormément de discussions sur les moindres aspects de cet affrontement, mais l’objectif ultime et unique est d’amener des femmes à coucher avec vous (et à vous obéir) en les insécurisant.
Lorsque, bizarrement, ce procédé ne fonctionne pas, les InCel sont engloutis dans le siphon de la « pilule noire » : ils déterminent alors que les dés sont pipés dès le départ. Tout tient à l’apparence personnelle. Si vous ne la possédez pas, vous avez déjà perdu. Cette idée dégénère en fantasme violent, car si le jeu est truqué, la seule chance d’amener au lit des femmes séduisantes est la contrainte. Les hommes séduisants deviennent des dommages collatéraux dans ce fantasme de violence, mais il est révélateur qu’alors que les forums en ligne accueillent une pléthore de fantasmes de viols de masse, les claviers deviennent muets quand un homme commence à fantasmer sur la castration de son colocataire.
Depuis la façon dont les modérateurs de « chat rooms » laissent passer les menaces de violence contre les femmes, jusqu’à la réticence des autorités à reconnaître chez les InCel une dynamique terroriste, j’ai l’impression inquiétante que c’est parce que les InCel veulent principalement tuer, mutiler ou agresser des femmes qu’ils ne sont simplement pas pris autant au sérieux que s’ils voulaient tuer n’importe qui d’autre. Serait-ce à cause du sentiment répandu que tout le monde a envie de tuer des femmes, à un moment ou un autre ? Ou à tout le moins leur ficher une bonne frousse ?
Leur comportement est souvent ridicule – l’un d’eux a la semaine dernière affiché une photo d’un tatouage, sur tout son bras, du visage de Jordan Peterson (le philosophe à la mode du masculinisme). Le héros mythique des InCel est le sorcier vierge de 30 ans – si vous pouvez atteindre 30 sans avoir de relations sexuelles, vous deviendrez doté de pouvoirs magiques. Et leurs échanges sont si pathétiques qu’il est difficile d’en ressentir autre chose qu’une impression de pitié (sur le site Wiz Chan – dont le sous-titre est « ignorer les femmes, découvrir la magie » – un fil intitulé « Comment je vis dans ma bagnole » relève de la littérature.)
Étonnante sur le plan de l’abstraction, mais étrangement incontournable en chair et en os, leur position combine le pathétique humour-qui-n’en-est-pas-vraiment des années 90 (« Hé, je plaisantais quand je disais que je voulais te violer, à moins que nous soyons dans une ruelle et qu’il n’y ait personne d’autre autour »), un auto-apitoiement rageur, des costumes de superhéros et d’appropriation culturelle, le tout livré avec une colère assourdissante du cerveau reptilien. On dirait une comédie de boulevard qui prétend au sérieux d’un texte de Wittgenstein.
Mais cela ne reflète pas ou n’analyse pas le sens de ce nouveau terrorisme moderne : leurs auteurs n’ont pas à se rencontrer et leurs cagoules n’ont pas besoin d’être assorties. Tout ce qu’ils ont à faire est de se doter de boucs émissaires et d’agir en conséquence.
« La réponse n’est pas simple », dit Nagle. « Nous nous contentons de parler, par exemple, des lois sur l’accessibilité des armes à feu et de toutes ces choses très superficielles. Mais en Amérique en particulier, la racine de tout ça est très, très profonde. À mon avis, le genre de révolution culturelle qui a vu le jour dans les années 60, où les gens ont remis en question des institutions plus anciennes, a entraîné efficacement la désintégration de ces repères. Mais je pense qu’il est juste de dire, si vous regardez la société américaine contemporaine, qu’il y a eu un échec à remplacer ces institutions par quoi que ce soit de neuf sur lequel fonder la société. Alors ces hommes disent : « Les femmes ne pensent qu’à elles-mêmes, donc le moyen de répondre à cette situation est de se doter de muscles et de les piéger. » L’amour n’a rien à voir là-dedans. Faire confiance aux autres, tout ça est fini. C’est une vision du monde très, très sombre. Et elle ne provient pas de nulle part. »
Zoe Williams
Zoe Williams est chroniqueuse au quotidien britannique The Guardian. On peut découvrir ses autres articles au https://www.theguardian.com/profile/zoewilliams
Traduction : Tradfem
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