Édition du 7 mai 2024

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Québec

CLSC ou GMF ? Comparaison des deux modèles et impact du transfert de ressources

L’organisation des services de santé et des services sociaux de première ligne au Québec subit actuellement des transformations importantes. Depuis la publication du rapport de la Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux (Commission Clair) en 2000, le passage vers une première ligne structurée autour des Groupes de médecine de famille (GMF) est amorcé. Ce virage s’est récemment accéléré avec l’adoption en 2015-2016 d’un nouveau cadre de gestion pour les GMF.

Tiré du site de l’IRIS.

Les notes de bas de page sont disponibles à cette adresse.

Celui-ci implique un transfert de ressources professionnelles (y compris des ressources sociales) des centres locaux de services communautaires (CLSC) vers les GMF. Dans cette note socioéconomique, l’IRIS propose une comparaison entre le modèle des CLSC et celui des GMF et une analyse des impacts de ce transfert.

Jusqu’à maintenant, le développement des GMF s’était réalisé par l’ajout de nouvelles ressources financières de la part du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). Plus précisément, le ministère finançait les GMF et leur octroyait du personnel professionnel (principalement des infirmières) par l’intermédiaire de budgets spécifiques accordés à cette fin aux Agences régionales de la santé et des services sociaux ainsi que des ententes particulières de rémunération entre les médecins pratiquant en GMF et la Régie de l’assurance- maladie du Québec4 .

Avec le plus récent cadre de gestion des GMF, les nouvelles ressources professionnelles qui leur sont octroyées ne font pas l’objet d’un financement supplémentaire. Elles sont ponctionnées à même le personnel professionnel des CLSC, à l’exception des infirmières qui continuent pour leur part de faire l’objet d’un financement spécifique de la part du ministère : Le personnel infirmier accordé par le CISSS ou le CIUSSS aux GMF de leur territoire est financé par le MSSS. Le MSSS octroie, au CISSS ou au CIUSSS, un montant forfaitaire en soutien au coût des salaires du personnel infirmier attribué au GMF. Les travailleurs sociaux et les autres professionnels de la santé prévus par le Programme ne font pas l’objet de financement spécifique. Ces ressources sont une migration des professionnels de la santé de l’établissement vers les GMF5.

Avec cette annonce en mars 20166 , il est donc devenu clair que la transition vers une première ligne centrée sur les GMF se fait largement au détriment des établissements publics de première ligne que sont les CLSC, bien que ceux-ci, au moment de leur création, étaient destinés à devenir la porte d’entrée principale du réseau sociosanitaire.

Parallèlement, des réformes majeures sont également engagées au sein du réseau des établissements publics lui-même, notamment sur le plan de la gestion des établissements, de l’organisation du travail dans les CLSC et de la rémunération des médecins qui y pratiquent. Ne mentionnons pour l’instant que le projet de loi 10, adopté en 2015, qui modifie considérablement l’organisation et le modèle de gestion du réseau sociosanitaire (et sur lequel nous reviendrons)7 . Comme nous le verrons, ces réformes ont pour effet de faire converger le modèle des CLSC vers celui des GMF, ou du moins d’amoindrir les différences entre les deux modèles.

C’est donc à un véritable virage des CLSC vers les GMF que nous assistons actuellement. Dans ce contexte, il apparaît utile de proposer une comparaison entre ces deux modèles de distribution des services de première ligne. Dans le prolongement de la réflexion amorcée à ce sujet dans une étude récente de l’IRIS8 , il s’agira : 1) de faire un bref retour sur l’histoire respective des CLSC et des GMF ; 2) de comparer les deux modèles en tenant compte de leur évolution récente et ; 3) de présenter les impacts potentiels du recentrage de la première ligne sur les GMF. En conclusion, nous reviendrons sur les propositions esquissées précédemment par l’IRIS à ce sujet9.

Des CLSC aux GMF : historique des deux modèles

CLSC : les causes d’un « échec »

Les CLSC ont été créés par la Loi sur les services de santé et les services sociaux de 197110, qui a également donné naissance au système public de santé et de services sociaux du Québec. Cette réorganisation majeure du réseau sociosanitaire s’inscrivait dans la foulée de la vaste Réforme des Affaires sociales initiée par le ministre des Affaires sociales de l’époque, Claude Castonguay, et elle faisait suite aux recommandations du rapport de la Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (Commission Castonguay-Nepveu), présidée jusqu’à son élection en 1970 par Claude Castonguay lui-même11. Ces établissements publics de première ligne sont nés sous la pression des mouvements syndicaux et populaires.

Le mouvement syndical québécois réclamait depuis au moins 1966 le développement d’un réseau complet de polycliniques de première ligne intégrant des services de santé et des services sociaux et favorisant le travail en équipes multidisciplinaires12. Par ailleurs, le modèle initial des CLSC sera, sous plusieurs aspects importants, très proche de celui des cliniques communautaires et populaires développées par le mouvement populaire à partir de 196713. La création des CLSC visait notamment à pallier l’incapacité des cabinets médicaux privés à répondre aux besoins sanitaires de l’ensemble de la population, plus particulièrement dans les régions rurales et les quartiers défavorisés peu payants pour la profession médicale.

Ainsi, dans le premier tome de son rapport sur la santé, la Commission Castonguay-Nepveu constate l’échec de la profession médicale à développer, sur une base privée, un réseau complet de services médicaux de première ligne : il n’existe actuellement aucun organisme chargé d’assurer à la population la disponibilité des soins de première ligne. Le médecin les fournit partiellement par éthique professionnelle, mais la profession médicale n’a pas mis en place des organismes les distribuant en permanence. L’hôpital accepte de fournir les soins d’urgence, mais décline la mission de répondre à la demande de soins de première ligne14.

Destinés à l’origine à devenir la principale porte d’entrée du réseau sociosanitaire, les CLSC ne joueront finalement jamais ce rôle. Plusieurs raisons expliquent cet « échec ». Mentionnons d’abord le fait que dès le départ, le modèle des CLSC souffrait de ce qu’on pourrait considérer comme un « défaut de fabrication » : alors qu’on espérait intégrer la plupart des médecins de famille dans le nouveau réseau des CLSC, on leur permettait par ailleurs de continuer à exercer dans leurs propres cliniques privées tout en étant rémunérés par la Régie de l’assurance-maladie du Québec (RAMQ), créée l’année précédente. Autrement dit, les médecins de famille pouvaient être financés par des fonds publics sans pour autant être contraint·e·s de pratiquer dans le nouveau réseau public.

Or, les médecins de famille, organisé·e·s depuis peu au sein de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), ont massivement rejeté le modèle des CLSC. Refusant de devenir des employé·e·s salarié·e·s de l’État, les médecins craignaient avant tout de perdre leur statut de travailleuses et travailleurs autonomes et, de ce fait, de voir compromises leur liberté et leur autonomie professionnelles (et donc leur pouvoir sur les conditions de leur propre pratique). Notamment, les médecins étaient particulièrement outragé·e·s à l’idée d’être subordonné·e·s, au sein des CLSC, à des conseils d’administration composés en bonne partie de leurs propres patient·e·sa .

En réaction à la menace de socialisation de la médecine que les CLSC représentaient à leurs yeux, les médecins ne se limiteront pas à boycotter ces nouveaux établissements en refusant de s’y engager. La FMOQ orchestrera une véritable campagne contre les CLSC, dont la manifestation la plus tangible sera le « projet ‘Objectif 73’ » : afin de faire concurrence au réseau naissant des CLSC, la Fédération encouragera les médecins de famille à se regrouper au sein de polycliniques privées et à prendre en charge elles-mêmes et eux-mêmes la distribution des soins médicaux de première ligne. Alors que la pratique de groupe était jusqu’alors très rare au Québec, des centaines de polycliniques privées apparaîtront en quelques années seulement. Comme nous le verrons plus loin, c’est à partir de ces cliniques privées (qui sont, rappelons-le, financées par le biais de la rémunération publique des médecins) que seront créés les GMF au début des années 2000.

Les médecins ont donc joué un rôle crucial pour mettre en échec le projet gouvernemental de faire des CLSC la porte d’entrée principale du réseau sociosanitaire, ce que la FMOQ assume d’ailleurs pleinement dans un numéro récent de sa revue : La Fédération avait mis sur pied le projet ‘Objectif 73’. Son but : empêcher que tous les omnipraticiens travaillent dans les CLSC. Le ministère de la Santé et des Services sociaux, qui venait de créer ces établissements de soins, voulait en faire la porte d’entrée du nouveau système de santé du Québec. Il désirait en outre transformer les médecins en salariés. Les enjeux étaient importants. […] La Fédération a contre-attaqué. Il fallait éviter que le système de santé devienne un grand réseau communautaire. La solution résidait dans le regroupement des médecins de famille et la création de cliniques.15

Il faut préciser toutefois que les CLSC ont également souffert d’un manque de volonté politique de la part du gouvernement lui-mêmec . Non seulement n’a-t-il pas osé forcer les médecins financés publiquement à pratiquer dans le réseau public, mais il a aussi très rapidement remis en question le modèle initial des CLSC16 . Dès le milieu des années 1970, plusieurs de ses aspects importants ont commencé à être abandonnés, et de nombreuses réformes successives du réseau l’ont considérablement modifiéd . De plus, le financement des CLSC n’a jamais été à la hauteur de la mission attendue de ces établissements. En 1988, alors que 155 CLSC couvraient l’ensemble du territoire québécois, ces établissements ne recevaient que 5,5 % du budget total de la santé et des services sociaux17 .

Or, les pressions politiques importantes exercées par la puissante profession médicale ne suffisent pas à expliquer les hésitations et reculs du ministère des Affaires sociales et, plus tard, du MSSS. Si les CLSC ont rapidement perdu la faveur du ministère, c’est aussi parce que ces établissements étaient « dérangeants » : grâce à leur caractère relativement démocratique et à la place occupée par l’action communautaire, plusieurs d’entre eux deviendront des lieux de revendications et de mobilisations sociales et politiques autour d’enjeux liés à la santé.

Ainsi, plusieurs des modifications apportées au modèle initial des CLSC par le ministère ont visé à « normaliser » les CLSC, c’est-à-dire à en faire des établissements « dépolitisés », destinés essentiellement à distribuer des services plutôt qu’à redonner du pouvoir aux citoyennes et aux citoyens sur leur propre santé et leurs conditions de viec . Néanmoins, le ministère ne parviendra jamais tout à fait à discipliner les CLSC et, au-delà d’un certain préjugé favorable au secteur privé, on peut certainement y voir une des raisons ayant motivé le virage récent vers les GMF.

GMF : une « solution de rechange » aux CLSC

C’est dans le rapport de la Commission Clair en 2000 qu’on recommande pour la première fois au Québec l’organisation de la première ligne médicale autour de GMF18 . Prenant acte du fait que les cabinets privés dispensent la plus grande partie des services médicaux, la Commission renonce à faire des CLSC la principale porte d’entrée du système sociosanitaire et confirme au contraire pour ceux-ci un rôle « complémentaire » à celui des cliniques privées :

Les cabinets, qui ont des effectifs médicaux, reçoivent à peu près 80 % des consultations médicales courantes. Les CLSC, eux, […] offrent des programmes spécifiques pour des clientèles vulnérables et d’autres programmes comme des soins et services à domicile. Il est grand temps, à notre avis, de reconnaître cette double réalité et de miser sur leurs forces respectives et complémentaires. […] Nous ne répéterons pas ici, comme on le fait depuis 25 ans, que le CLSC devrait être la porte d’entrée du système de santé. Nous croyons qu’il est plus réaliste et plus utile d’affirmer qu’il est un partenaire essentiel dans l’organisation de la 1re ligne de services de santé et de services sociaux19.

De fait, ce sont les GMF qui, à partir de 2002, deviendront aux yeux du ministère « le modèle phare de l’organisation des soins et services de santé de première ligne au Québec20 ». En ce sens, on peut dire que la création des GMF au début des années 2000 représente en quelque sorte l’aboutissement de la remise en question du modèle des CLSC, amorcée dès le milieu des années 1970. Avec ce nouveau modèle de dispensation des services sanitaires, on espère (comme avec les CLSC) résoudre les problèmes d’accès à la première ligne, mais dans des termes compatibles avec les exigences des médecins. En effet, les GMF seront créés à partir des cliniques et des polycliniques privées qui, comme nous l’avons vu, ont été développées par les médecins en bonne partie en réaction à la « menace » posée par les CLSC. Autrement dit, les GMF sont pensés avant tout comme une solution de rechange (privée) aux CLSC, même si on prévoit que des GMF pourront aussi se constituer au sein des CLSC.

Tel qu’imaginé par la Commission Clair, le modèle des GMF devait permettre un accès accru et de meilleure qualité aux services de santé de première ligne, principalementgrâce au développement d’une pratique de groupe favorisant des heures d’ouverture étendues et une meilleure continuité des soins : « le médecin et son Groupe de médecine de famille s’engageraient à fournir les soins de santé de 1re ligne dans un délai raisonnable, 24 heures par jour, 7 jours par semaine21 . » Il est intéressant de noter que les GMF, qui devaient regrouper des professionnel·le·s de la santé seulement (médecins de famille et infirmières cliniciennes et/ou praticiennes), n’étaient pas destinés au départ à dispenser eux-mêmes des services sociaux, ceux-ci étant considérés comme relevant des CLSCe .

Néanmoins, la pratique de groupe alliée à des ententes de services avec les CLSC devait permettre aux GMF d’avoir des responsabilités étendues, incluant : la prise en charge et le suivi de l’état de santé ; la promotion de la santé et la prévention de la maladie ; le diagnostic, le traitement et le suivi d’épisodes de soins aigus et chroniques ; la demande de consultation aux services médicaux des 2e et 3e lignes ; la gestion de la continuité des services ; la demande de consultation aux services psychosociaux ; le travail en réseau avec d’autres Groupes de médecine de famille, avec le CLSC, le CHSLD ou l’hôpital de soins généraux et spécialisés ; le recours à des programmes spécifiques en fonction des besoins de la clientèle du Groupe et de la population du CLSC22.

Dans les faits, le modèle des GMF mis en oeuvre par le MSSS à partir de 2001-2002 sera cependant beaucoup plus limité. En effet, un GMF sera, pour l’essentiel :

• un regroupement de médecins (l’intégration d’infirmières est encouragée mais non obligatoire jusqu’en 2015-2016) ;

• oeuvrant au sein d’une même clinique ou réparti·e·s sur plusieurs sites ;

• dans un cadre privé, public ou « mixtea » ;

• et qui doit répondre à certaines exigences du ministère. Jusqu’à la révision du cadre de gestion des GMF en 2015-2016, ces exigences se limitent, outre la pratique en groupe, à :

• des heures d’ouverture étendues (12 heures par jour en semaine et 4 heures par jour la fin de semaine et les jours fériés) ;

• l’inscription d’un minimum de 9 000 patient·e·s (maximum 30 000)23 .

Certaines contraintes supplémentaires se sont ajoutées à ces obligations avec le nouveau cadre de gestion promulgué en 2015-2016. Ainsi, les GMF doivent aussi désormais :

• respecter un taux d’assiduité minimal de 80 %b ;

• respecter certaines exigences quant à l’informatisation des dossiers médicaux ;

• intégrer un nombre minimal de ressources professionnelles (infirmières, ergothérapeutes, travailleuses sociales, etc.)c . En échange du respect de ces critères, les GMF se font octroyer :

• du financement supplémentaire (c’est-à-dire en sus de la rémunération des médecins du groupe pour les actes médicaux posés) ;

• des ressources professionnelles (infirmières, ergothérapeutes, travailleuses sociales, etc.) rémunérées par les fonds publics.

(…)

CLSC et GMF : comparaison des deux modèles

Mission

Financement

Propriété et gestion

Organisation du travail

(...)

Impacts potentiels des réformes de la première ligne

Voyons maintenant quels impacts peuvent être attendus du transfert de ressources des CLSC vers les GMF et, plus largement, du virage vers une première ligne centrée sur les GMF.

La comparaison entre le modèle des CLSC et celui des GMF présentée dans la section précédente nous permet d’abord de constater que le transfert de ressources des CLSC vers les GMF décidé en 2015 représente une forme de privatisation. Des ressources professionnelles du secteur public, financées et gérées publiquement, sont transférées et mises sous l’autorité d’organisations privées, à but lucratif et gérées de manière privée par les médecins propriétaires de ces organisations.

Au-delà de cet enjeu se pose la question des impacts potentiels du transfert de ressources et, plus largement, des réformes des services sociosanitaires de première ligne entamées depuis le début des années 2000. Bien que ces réformes soient récentes, il est possible d’entrevoir certaines de leurs conséquences à partir des caractéristiques des deux modèles identifiées plus haut, ainsi que sur la base des performances passées des GMF qui, rappelons-le, existent maintenant depuis une quinzaine d’années.

Accessibilité

On l’a vu, l’objectif central ayant présidé à la création des GMF était de favoriser une plus grande accessibilité aux soins médicaux de première ligne. Rappelons qu’il s’agissait d’offrir une solution alternative aux CLSC qui, boudés par les médecins et faute de l’appui du ministère, ne parviendront jamais à devenir la porte d’entrée principale du réseau sanitaire. Si, pour ces raisons, les CLSC ont été un « échec » à cet égard, les GMF sont pour leur part très loin d’avoir rempli leurs promesses en matière d’accès aux services médicaux de première ligne, et ce, malgré l’appui du ministère et un financement important. Comme on l’a déjà mentionné, une proportion importante de GMF ne respectait pas, jusqu’à maintenant, les principales exigences du ministère visant justement à favoriser l’accessibilité de la population à un médecin de famille, à savoir le nombre de patient·e·s inscrit ·e·s et les heures minimales d’ouverture.

Or, les GMF peinent également à atteindre les cibles du ministère en ce qui concerne le taux d’assiduité, qui renvoie aussi à l’accessibilité aux services : en 2014, les deux tiers des GMF n’atteignaient pas la cible de 80 %, et un GMF sur cinq se trouvait sous la barre des 70 %54 . Si on tient compte des trois critères d’accessibilité retenus par le ministère, on constate que seuls 17 % des GMF avaient alors le nombre requis d’inscriptions, offraient eux-mêmes la totalité des heures d’ouverture requises et avaient un taux d’assiduité de 80 % ou plus55 . Et bien que les dernières données disponibles, qui datent de septembre 2016, indiquent une amélioration de la performance des GMF en ce qui concerne le taux d’assiduité, près du tiers des GMF (31 %) n’atteint toujours pas la cible de 80 %, et ce, malgré les nouvelles mesures contraignantes imposées par le ministère dans le cadre de gestion 2015-201656 .

Cette piètre performance des GMF au niveau du respect des exigences du ministère se traduit concrètement par le fait que l’existence de ces organismes n’a pas, jusqu’à maintenant, favorisé un meilleur accès aux médecins de famille, comme l’indique un rapport du CIRANO : La création des GMF ne semble pas s’être traduite en un accès accru aux médecins de famille, comme c’était son intention initiale. En effet, depuis l’implantation des GMF en 2003, le pourcentage de personnes ayant un médecin de famille régulier au Québec a diminué de 3 %, de 75,5 % en 2003 à 73,2 % en 200957.

Cinq ans plus tard, cette diminution de l’accès aux médecins de famille était encore plus marquée puisque les données de la Vérificatrice générale indiquent que ce pourcentage est tombé à 63,8 % en 2014a . De plus, seulement 41,4 % de la population était inscrite auprès d’un médecin pratiquant au sein d’un GMF en 201458 . Pire encore, la transformation de cliniques en GMF a directement signifié, dans plusieurs cas, des ruptures de services : « la création des GMF a fait en sorte qu’il y a une restriction de l’accès aux services de la clinique pour les personnes non inscrites, services qui leur étaient accessibles auparavant59 ».

Dans ce contexte, rien n’indique que l’approfondissement du virage vers les GMF favorisera une meilleure accessibilité aux services de première ligne pour la population, au contraire. En fait, en ce qui concerne plus particulièrement le transfert des ressources sociales des CLSC vers les GMF, on peut craindre ici aussi des ruptures de services, notamment au niveau des services sociaux. Rappelons que les CI(U)SSS ont une responsabilité populationnelle qui les oblige à offrir leurs services à l’ensemble de la population de leur territoire, ce qui n’est pas le cas des GMF. Et si les GMF sont incités à prendre en charge des personnes vulnérables, ils n’ont aucune obligation à cet égard, contrairement aux CI(U)SSSb .

Considérant que seules les personnes inscrites aux GMF ont accès à leurs services, le transfert de ressources pourrait donc signifier une rupture de services pour les personnes qui n’ont pas accès à un médecin de GMF (ce qui, comme on l’a vu, est le cas de près de 60 % de la population). Concrètement, on peut s’interroger sur ce qu’il advient des personnes qui étaient auparavant suivies dans un CLSC par les professionnel·le·s transféré·e·s dans les GMF. Bien que certains CI(U)SSS tentent de prendre des ententes avec les médecins de GMF pour éviter les ruptures de servicesc , la FMOQ s’est clairement prononcée contre toute obligation, pour les médecins de GMF, de prendre en charge les personnes suivies par les professionnel·le·s transféré·e·sd . Le ministère prévoit quant à lui que ces personnes doivent simplement être redirigées vers les ressources des CLSC qui n’ont pas été transférées, lorsque les GMF refusent de les inscrire60 .

Médicalisation du social et perte de pouvoir citoyen

Le virage vers une première ligne centrée sur les GMF – et plus particulièrement le transfert de ressources sociales des CLSC vers les GMF – pourrait aussi avoir comme impact d’accentuer une tendance, déjà bien présente, à la médicalisation des problèmes sociaux61. On l’a vu, alors que les CLSC avaient historiquement une mission sanitaire, sociale et communautaire axée sur la prévention des maladies et la promotion de la santé, les GMF ont une mission essentiellement médicale et curative.

Autrement dit, alors que les premiers avaient pour vocation d’agir en amont – notamment par le biais de l’action communautaire – sur les causes sociales de la maladie, les seconds ne peuvent offrir que des solutions médicales, curatives et pharmacologiques souvent coûteuses à des problèmes sociosanitaires dont les causes profondes se trouvent en bonne partie dans les conditions de vie et l’environnement social.

Or, le transfert de ressources sociales vers les GMF ne signifie pas que ceux-ci font un « virage social ». Les conditions dans lesquelles est réalisé ce transfert impliquent au contraire une subordination accrue du social au médical. Nous avons vu en effet que, dans les GMF, les professionnel·le·s des services sociaux sont placé·e·s sous l’autorité des médecins, ce qui n’est pas le cas dans les CLSC. On peut s’attendre également à ce que l’accès aux services sociaux dans les GMF passe d’abord par les médecins, alors que les personnes ont un accès direct à ces services dans les CLSCa .

Enfin, le virage vers les GMF et, plus globalement, l’ensemble des réformes récentes du secteur de la santé et des services sociaux représentent aussi une perte de pouvoir citoyen considérable. Cette perte de pouvoir se manifeste bien sûr dans la privatisation des services que constitue le transfert de ressources des CLSC vers les GMF : on passe alors d’une gestion publique à une gestion privée sur laquelle les citoyennes et citoyens usagers des services n’ont aucun droit de regard.

Toutefois, la perte de pouvoir des communautés sur leurs établissements sociosanitaires se manifeste également au sein du réseau public lui-même. Avec la loi 10, qui fait suite à un long processus d’effritement et de remise en question, ce sont les derniers vestiges de démocratie qui subsistaient encore dans le réseau qui sont éliminés.

Conclusion : renverser la vapeur

Devant les constats faits ici, il apparaît urgent de renverser la vapeur et de revenir à un réseau sociosanitaire public , décentralisé et tourné vers les besoins des personnes et des communautés plutôt que vers les intérêts des médecins . Il apparaît également essentiel de revenir à des services de première ligne organisés autour de petits établissements de proximité enracinés dans leur communauté locale . Dans cette optique, nous réitérons ici les propositions faites récemment par l’IRIS concernant les CLSC et les GMF62, et nous recommandons les mesures suivantes :

• Redonner leur autonomie aux CLSC, c’est-à-dire en faire des établissements dotés de leurs propres conseils d’administration et de pouvoirs réels dans la définition de leurs orientations et programmes.

• Confier aux CLSC des responsabilités en matière de budgétisation des ressources financières sur leur territoire.

• Financer les CLSC à la hauteur de leur mission.

• Démocratiser les CLSC en assurant une représentation sur leur conseil d’administration à la communauté locale et en développant toutes initiatives permettant à la population de définir elle-même ses besoins en matière de santé et de services sociaux.

• Assujettir les GMF aux CLSC : revoir les conventions qui lient les GMF au réseau public afin que les ressources octroyées par les CLSC le soient en fonction des priorités que ces derniers établissent pour leur territoire sur la base des besoins sociosanitaires déterminés par les communautés locales.

• Afin d’éviter les ruptures de services et le « ballotage » des personnes vulnérables, revoir le processus de transfert de ressources afin que les personnes desservies par les professionnel·le·s transféré·e·s continuent de l’être au sein du GMF qui intègre ces professionnel·le·s, et ce, même si ces personnes ne sont pas inscrites au GMF.

• Mettre en place un conseil d’administration dans chacun des GMF où l’ensemble des travailleuses et travailleurs seront représenté·e·s comme des pairs, afin de favoriser le développement de pratiques de travail en équipe. Assurer également une représentation sur le conseil d’administration des personnes inscrites au GMF.

• Valoriser, tant au niveau des CLSC que des GMF, une approche globale et préventive de la santé qui insiste sur les causes socioéconomiques de la maladie plutôt que de concevoir la santé et la maladie dans une perspective strictement biomédicale, individualiste et technique.

Anne Plourde

Anne Plourde est chercheuse postdoctorale à l’Université York et à l’IRIS et détentrice d’un doctorat en science politique à l’Université du Québec à Montréal. Ses domaines de recherche portent sur les rapports entre capitalisme, État et politiques sociales. Elle s’intéresse particulièrement aux politiques de santé, à l’histoire des CLSC et aux réformes récentes dans le réseau de la santé et des services sociaux.

https://iris-recherche.qc.ca/a-propos-iris/auteurs/?ID=121

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