Édition du 17 décembre 2024

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États-Unis

Aurora Muriente : “Porto Rico demeure sous domination coloniale”

L’activiste portoricaine explique les raisons pour lesquels la lutte indépendantiste veut se débarrasser du joug étasunien.

Jérôme Duval, Aurora Muriente Pastrana

Aurora Muriente Pastrana, est membre du Mouvement indépendantiste national Hostosien de Porto Rico (MINH), une organisation politique de gauche qui se dédie à la lutte pour l’indépendance et la souveraineté nationale de Porto Rico, les luttes sociales, la défense des droits des travailleurs et travailleuses et des droits humains. Elle explique pourquoi on doit continuer à parler de “colonialisme” à propos de Porto Rico, étant donné que le président élu aux États-Unis gouverne l’île sans que la colonie participe à son élection.

Après avoir vécu durant plus de 400 ans sous possession coloniale espagnole, pouvons nous continuer à parler de « colonisation » pour Porto Rico ou bien de « néocolonialisme » étasunien depuis 1898 ?
Dans notre cas nous devons continuer à parler de « colonialisme » et non de « néocolonialisme ». Porto Rico est une nation caribéenne qui surgit comme résultat du processus, complexe et contradictoire, de conquête et de colonisation de l’Espagne en Amérique et aux Caraïbes. 405 années après l’arrivée des Espagnols, en 1493, et résultat de la guerre Hispano-cubano-étasunienne de 1898, Porto Rico est passé dans le giron des États-Unis en tant que butin de guerre, avec Cuba, Guam et les Philippines. Depuis lors, Porto Rico est une colonie des États-Unis. Bien qu’en 1952, on ait octroyé le statut d’État libre associé (ELA) à Porto Rico, accompagné d’une constitution propre et se présentant au monde comme un acte de décolonisation, cela n’a pas altéré la condition coloniale du pays. Porto Rico est une nation mais n’est pas un État national, parce qu’il est dépourvu de souveraineté.

Quelle serait la principale différence entre le Porto Rico du XIX siècle et le Porto Rico du XXI siècle ?

Le Porto Rico du XIXe siècle était un pays métissé avec des caractéristiques culturelles propres qui le différencient du reste des îles des Caraïbes, comme Cuba et Hispaniola. Il était composé principalement de familles créoles d’origine espagnole et d’autres pays européens qui se sont installées ici et de familles d’origine africaine, par la présence de milliers d’esclaves et l’influence de notre passé indigène. L’économie était principalement basée sur l’agriculture. Au cours de ce siècle, d’importantes luttes ont été menées. En 1868, le soulèvement de Lares (« Grito de Lares »), une insurrection armée contre l’Espagne pour déclarer la République de Porto Rico, a eu lieu. En 1873, l’esclavage a été aboli et, à la fin du XIXe siècle, des centaines de Portoricains et Portoricaines se sont installé-e-s à Cuba, où ils et elles ont combattu aux côtés des Cubains et Cubaines pour l’indépendance des deux îles pendant la guerre d’Indépendance dite « nécessaire » de 1895, menée par le Parti révolutionnaire cubain (PRC) fondé par José Martí. Ce processus d’indépendance cubaine et portoricaine a été rejoint par des personnalités aussi importantes dans notre histoire que Ramón Emeterio Betances et Eugenio María de Hostos.

Plus tard, après l’invasion militaire des États-Unis, le processus a été différent. Notre population n’est pas d’origine étasunienne, nous sommes donc une nation sous la domination coloniale d’un pays étranger. Nous sommes liés par une relation politique et une histoire caractérisée par les 120 dernières années de résistance, mais nous ne sommes pas liés par des liens d’origine ethnique en tant que tel. Contrairement aux Portoricains et Portoricaines du XIXe siècle qui se sont battu-e-s contre l’Espagne, dont beaucoup étaient des enfants ou des petits-enfants d’Espagnol-e-s, à partir du XXe siècle, la lutte a été menée contre un pays totalement différent de nous, avec une culture différente, avec une langue différente. Il y a une confrontation beaucoup plus forte entre eux et elles et nous.
La première moitié du vingtième siècle sous domination étasunienne a été marquée par l’établissement d’une économie basée sur la monoculture sucrière. La population a vécu dans des conditions d’extrême pauvreté et la répression politique des travailleurs-travailleuses et du mouvement indépendantiste a été brutale. À partir des années 1930, des milliers de Portoricains et Portoricaines ont été forcé-e-s d’émigrer aux États-Unis où ils et elles ont travaillé dans des conditions misérables dans des usines et des industries après la Grande Dépression. Dans les années 1940, de nombreuses bases militaires étasuniennes ont été établies dans le pays et notre territoire a commencé à servir de champ de bataille pour des exercices militaires, comme ce fut le cas dans les îles de Vieques et de Culebra. Il convient de noter qu’en 1917, les Portoricains et Portoricaines se sont vu imposer la citoyenneté étasunienne et qu’à partir de cette date, jusqu’aux années 1970, le service militaire à Porto Rico était obligatoire, ce qui a amené des milliers de jeunes portoricains à participer aux guerres dans lesquelles les États-Unis étaient impliqués.

La seconde moitié du XXe siècle a commencé avec l’émergence du statut d’État libre associé (Estado Libre Asociado, ELA) de Porto Rico en 1952, qui cherchait à projeter une nouvelle situation politique et à faciliter l’instauration d’un nouveau système économique industriel. Le pays s’est rapidement modernisé conformément aux intérêts économiques des États-Unis. Le XXe siècle a également été marqué par d’importantes luttes : grèves ouvrières, luttes pour le droit au suffrage universel et les droits des femmes, pour la libération de nos prisonniers politiques, soulèvements armés pour l’indépendance, lutte contre la militarisation, luttes étudiantes, luttes environnementales, entre autres.

Aujourd’hui, à Porto Rico, au XXIe siècle, le modèle politique du statut d’État libre associé et le modèle économique établi par les États-Unis sont en train de s’éroder et de s’effondrer. Ils nous ont également imposé une commission de contrôle fiscal, un organisme externe créé pour garantir le paiement de millions de dollars aux détenteurs d’obligations. Le siècle en cours est marqué par la crise économique, la dette et l’émigration massive vers les États-Unis. Nous vivons des temps très difficiles.

Difficile de parler de souveraineté ?

Absolument. En effet, l’une des raisons pour lesquelles on éprouve un désir de trouver une solution à notre situation politique est précisément due au manque de souveraineté. En 1952, avec la création du statut d’État libre associé de Porto Rico, le Congrès des États-Unis a imposé une constitution et depuis lors, nous disposons d’un système politique de type républicain avec des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Cependant, l’ensemble de notre réglementation est soumise aux impositions du Congrès des États-Unis. Les gouvernements locaux administrent la colonie, mais ne prennent pas de décisions importantes, celles-ci viennent directement de Washington. Comme exemple du manque de souveraineté, nous, Portoricains, n’avons pas le droit à notre propre citoyenneté, mais nous sommes citoyens et citoyennes étasunien-ne-s par imposition du Congrès depuis 1917. Nous n’avons pas de représentation au sein des institutions étasuniennes comme le Congrès, la Chambre et le Sénat, à l’exception d’un représentant appelé commissaire résident à Washington, qui a une voix, mais pas droit de vote à la Chambre des représentants des États-Unis.

Nous n’avons pas non plus le droit de voter pour le président, ce qui signifie que le président élu aux États-Unis est celui qui nous gouverne sans que Porto Rico participe à cette élection. Nous n’avons pas d’ambassades, pas de diplomates, ni de représentation aux Nations unies. Ce n’est rien d’autre que du colonialisme. Nous, en tant qu’indépendantistes, ce que nous voulons, c’est pouvoir élire notre propre présidence, élire notre propre gouvernement, pour créer un projet de pays pour le présent et pour l’avenir. Nous comprenons que la souveraineté est un droit fondamental pour toutes les nations.

Comment est née l’idée de recueillir le nom d’Eugenio María de Hostos pour votre organisation ?

Le Mouvement Indépendantiste National Hostosien est né il y a environ 15 ans de l’union de deux organisations politiques, d’une part, le Congreso Nacional Hostosiano et d’autre part, le Nuevo Movimiento Independentista Puertorriqueño. Voyant qu’il y avait plus de convergences que de différences, ces deux organisations ont décidé de s’unir. Quand est venu le temps de décider d’un nouveau nom pour la formation, le nom Hostosien a été conservé.

Eugenio María de Hostos était un personnage portoricain très important du XIXe siècle, un éducateur, un combattant pour l’indépendance de Porto Rico contre l’Espagne. En outre, il a contribué au développement de l’éducation dans des pays comme la République dominicaine et le Chili. Étant une figure si emblématique de notre histoire qui a combattu l’impérialisme et le colonialisme, il a été décidé de faire de son nom une revendication à sa mémoire.

En plus de nous voir représentés dans l’esprit d’Hostos, nous sommes également inspirés par Ramón Emeterio Betances, reconnu comme le Père de la Patrie. Betances est un autre portoricain très important du XIXe siècle qui s’est battu pour l’indépendance portoricaine contre l’Espagne. Il a été exilé en France pendant une grande partie de sa vie où il a représenté les indépendantistes cubain-ne-s et portoricain-ne-s et a soulevé, avec tout un secteur de révolutionnaires européens, la nécessité d’écouter et de soutenir ce qui se passait dans les Caraïbes à l’époque. Nous partageons une histoire d’hommes et de femmes extraordinaires que nous revendiquons pour qu’ils ne tombent pas dans l’oubli.

Jérôme Duval

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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