Édition du 14 mai 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Andrea Dworkin s’entretient avec Liesl Schillinger (1996)

En rencontrant l’écrivaine féministe radicale Andrea Dworkin dans son appartement de New York, je m’attendais à ce que la porte s’ouvre sur une furie. Ce que j’ai trouvé, c’est plutôt une paisible déesse de l’âtre, vaste et douce, présidant sur trois étages de parquet luisant, de confortables canapés rembourrés, de hauts plafonds, de chats élégants (seulement trois, pas une surabondance gênante) et de plusieurs lampes aux tons chaleureux.

Tiré de Entre les lignes et les maux
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/06/13/andrea-dworkin-sentretient-avec-liesl-schillinger-1996/

Elle a pris mon parapluie, dégoulinant d’une pluie battante, a accroché mon manteau dans un placard, m’a servi un jus de pomme, puis m’a emmené à l’étage pour rencontrer son compagnon de vie aux manières effacées, John Stoltenberg, un homme qui a écrit, entre autres, un livre patiemment intitulé Refusing to Be a Man (Refuser d’être un homme). J’avais l’impression d’être arrivée chez une tante indulgente à la campagne, et non chez une femme ayant tendance à dire, comme l’a déjà fait Dworkin, que pour les hommes, l’acte sexuel fondamental est le meurtre.

Dworkin est la reine des contradictions. «  Les caractérisations que l’on fait de moi en public sont à peu près à l’opposé de ce que je suis  », me dit-elle d’une voix basse et essoufflée. « Je suis plutôt hédoniste. » Dworkin est une lesbienne qui vit avec un homme depuis plus de 20 ans. C’est une écrivaine célèbre qui n’arrive pas à trouver d’éditeur et qui voit encore ses œuvres rejetées par le New Yorker et le New York Times, quand elle peut se résoudre à encore les leur proposer. (Ses ouvrages phares, Woman Hating [1974] et Pornography : Men Possessing Women [1981], sont épuisés en version anglaise). Elle est présumée haïr les hommes mais déclare avec désinvolture « Je ne déteste pas les hommes. Non pas qu’ils ne le méritent pas. Ce n’est tout simplement pas dans ma nature. » En fait, tout ce qui s’avère cohérent et prévisible chez Dworkin, c’est son engagement dans la lutte contre la pornographie, un combat qu’elle mène depuis plus de 20 ans. La pornographie, dit Dworkin, fait du tort aux femmes et il faut y mettre fin.

La pornographie a beaucoup évolué depuis les cartes postales coquines des beautés du début du siècle. Au fur et à mesure que les femmes progressent vers l’égalité sexuelle, la brutalité de la pornographie s’accroît en conséquence, estime Dworkin. « Je pense que l’explosion de la pornographie constitue une riposte de leur part », dit-elle. «  Les hommes ne peuvent tolérer l’ambiguïté de ce que pourrait être l’égalité, et ils la vivent comme anti-sexuelle. La pornographie crée une société qui fait de toutes les femmes des putes. C’est le summum de la démocratisation de la misogynie. C’est le véritable retour de bâton qui se produit actuellement, pas un retour de bâton féministe, mais le retour de bâton de menaces et de violences  ». Elle conclut : « Il est très difficile de tolérer l’hostilité des hommes à notre présence. « 

Dworkin a une longue expérience de cette hostilité des hommes à son égard. Au cours des années soixante, elle a été arrêtée lors d’une manifestation contre la guerre du Viêt Nam. Juste avant d’être traînée à la Women’s House of Detention de Manhattan, un bâtiment de 13 étages rempli principalement de jeunes femmes noires, dont beaucoup de prostituées, Dworkin a confié à une « drôle de petite femme » un paquet qu’elle transportait, un sac de produits de première nécessité à amener en prison, pour qu’elle le garde en lieu sûr. Cette femme s’est avérée être l’écrivaine Grace Paley. Pendant sa détention, Dworkin a été soumise à un examen interne cruel et violent. Après quelques jours d’errance dans Manhattan, muette en raison de son état de choc, Dworkin a retrouvé Paley, qui l’a convaincue de raconter son histoire à la presse. Du jour au lendemain, la semi-torture de Dworkin est devenue une nouvelle sensationnelle, étalée dans les journaux, claironnée par des équipes de télévision. La maison de détention pour femmes, « une Bastille notoire du centre-ville  », a finalement fermé ses portes et Dworkin s’est trouvée rejetée par sa famille, humiliée par le scandale public de leur fille, et harcelée par le courrier obscène d’hommes excités par cette histoire. Dworkin a ensuite vécu cinq ans en Hollande, où elle a été mariée à un homme qui la battait, et s’est finalement échappée, dit-elle, «  non pas parce que j’avais peur qu’il me tue, ce qu’il aurait pu faire, mais parce que je me suis rendu compte que je risquais de le tuer ». Ces années (relatées dans La haine des femmes, son premier essai) ont constitué la genèse de son militantisme contre la pornographie, mais Dworkin n’accepte pas que l’on insinue que sa malchance a nui à son objectivité. «  On me pose toujours la question de savoir si je peux être objective », dit-elle d’un ton de défi. « Je n’ai jamais entendu Elie Wiesel demander s’il pouvait être objectif à propos des nazis, je n’ai jamais entendu Soljenitsyne demander s’il pouvait être objectif à propos du goulag. » Dworkin est en colère, mais sa colère ressemble plus à de la tristesse qu’à de la rage. Elle caresse son chat aux yeux bleus, Sam, et ajoute, dédaigneusement : « Comme si le fait de ne pas prêter attention aux viols et aux coups portés aux femmes était une forme d’objectivité. »

Nous montons à l’étage et Dworkin me montre sa chambre à coucher, aérée et féminine, avec des rideaux bordeaux, un fauteuil, un vélo d’appartement et une grosse couette blanche. Elle me fait ensuite traverser le couloir et me montre la chambre de Stoltenberg. « Je pense que les couples devraient avoir des chambres séparées », confie-t-elle sotto voce. Puis nous montons encore une volée de marches jusqu’à son bureau. Au-dessus de la cheminée, des colonnes de CD sont soigneusement empilées – Miles Davis, Reba McIntyre, Garth Brooks ; surtout de la country et du blues. Les murs d’étagères sont parsemés de cartes postales originales et contiennent ses livres : ses romans, Ice & Fire et Mercy, et ses essais, Intercourse, Letters from a War Zone et d’autres, en anglais et en langues étrangères. Des photos encadrées de Stoltenberg se trouvent ici et là, ainsi qu’une photo de Gertrude Stein. Sur une étagère, une poupée Cabbage Patch s’étale amicalement : « un cadeau de John », explique-t-elle. Au-dessus de son bureau, où sont empilés les livres qu’elle lit pour préparer son prochain ouvrage intitulé Scapegoat (Bouc émissaire), qui examine les similitudes entre l’antisémitisme et la misogynie, se trouve une photo du violeur présumé William Kennedy Smith, avec une cible de fusil centrée sur sa tête. Le titre de ce photomontage : « Les hommes morts ne violent pas »

Je lui demande lequel de ses livres est le plus susceptible de rester dans les mémoires – une question assez anodine – mais sa réponse me surprend par sa vigueur. « Je considère mes livres comme un ensemble de travaux, à mon avis d’une importance singulière, et dont l’irrespect est sauvagement injuste ». Dworkin s’indigne tout particulièrement du rejet critique de son travail, car elle pense que les femmes non seulement bénéficient de ses écrits, mais qu’elles en ont besoin. Au cours de sa carrière de conférencière, elle a rencontré de nombreuses jeunes femmes sur les campus universitaires et dans les centres pour femmes battues, qui se désolent de ne pas trouver ses livres dans les librairies. « Une femme m’a montré un exemplaire annoté de mon livre Woman Hating qui avait été lu par plus de 200 femmes », raconte-t-elle. Ce n’est pas elle qui est déconnectée des préoccupations réelles des femmes d’aujourd’hui, affirme-t-elle, mais ses détracteurs, en particulier ses détractrices. «  Les gens ne comprennent pas la tyrannie des médias », explique-t-elle. « Les quelques femmes que les médias laissent entrer doivent penser à l’approbation des hommes et à leur propre succès – et leurs écrits reflètent cela ». Naomi Wolf, dit-elle, est une lâche ; et elle et d’autres qui minimisent l’omniprésence de la discrimination à l’égard des femmes font preuve d’une complaisance que la plupart des jeunes femmes ne partagent pas. «  Nous sommes dans une guerre que nous sommes en train de perdre », déclare Dworkin. «  Si les femmes ne décident pas que leur propre vie compte, alors leur propre vie ne comptera pas. » Ainsi, lorsque les critiques rejettent ses livres, Mme Dworkin en rejette la faute sur le sexisme. « Il y a deux poids, deux mesures pour les femmes écrivaines, c’est méprisable ». Ses ouvrages Mercy et Intercourse devraient perdurer, selon Mme Dworkin. « Mais, ajoute-t-elle, ils ne le feront pas. »

Face au rejet et au mépris retentissants de la critique, l’autrice admet que, ces derniers temps, elle se sent découragée. «  J’ai moins confiance en moi aujourd’hui que je ne l’ai jamais eu », dit-elle. Cette année, après de nombreuses années d’efforts, elle a enfin trouvé un éditeur pour un livre qu’elle a écrit avec sa collaboratrice, l’avocate du Michigan Catharine MacKinnon, et qui relate leurs efforts pour faire adopter des lois anti-porno dans plusieurs villes américaines. L’un des lecteurs du manuscrit a envoyé à Dworkin et MacKinnon une lettre louant leurs réalisations dans la lutte contre la pornographie. « Cela m’a rendue malade », dit Dworkin. « J’ai l’impression que nous avons accompli si peu de choses  ». Les projets de loi qu’elle et MacKinnon cherchaient à faire appliquer ont été adoptés à Minneapolis et à Indianapolis, avant de faire l’objet d’un veto ou d’un rejet en appel.

Malgré ses doutes et son ressentiment, Dworkin se considère toujours comme une optimiste. « Toutes les écrivaines le sont », dit-elle. Et elle continue à donner des conférences aux États-Unis, au Canada et partout où les femmes qui en ont besoin l’appellent et peuvent payer une somme raisonnable. « Les gens veulent que je me taise, mais je ne le ferai pas. Je crois que le changement social est possible ; c’est pourquoi je suis une activiste  ».

«  La pornographie est une industrie qui pèse plusieurs milliards de dollars et qui dépense beaucoup d’argent pour faire adopter des lois qui la protègent », explique Dworkin. « Ils me considèrent comme leur ennemie. » À ceux qui affirment que la pornographie est un divertissement inoffensif pour adultes consentants, Dworkin rétorque : «  C’est un plan social de destruction des femmes. Je l’appelle le quartier général de la guerre des violences sexuelles : Comment blesser la femme ? Quels sont les moyens de la détruire ? C’est ce que je pense que la pornographie est et fait. » À ceux qui suggèrent que de nombreuses femmes choisissent librement de travailler dans la pornographie et qu’elles ne devraient pas voir leur gagne-pain altéré, Dworkin répond : « La plupart des femmes qui travaillent dans la pornographie ont été victimes d’agressions sexuelles pendant leur enfance. Si l’industrie pornographique devait dépendre d’un approvisionnement en femmes nourries, logées et traitées avec gentillesse, il n’y aurait pas d’industrie ».

Selon elle, la pornographie est d’autant plus pernicieuse qu’elle a été normalisée. « De plus en plus, les gens pensent que ce n’est pas grave, ou ils acceptent qu’elle existe mais souhaitent fermer les yeux sur elle. » Dworkin considère que ce phénomène d’acceptation sans état d’âme fait écho à la campagne d’Hitler contre les Juifs. « Lorsque l’antisémitisme devient normal, la violence contre les Juifs devient facile ; et lorsque la haine des femmes devient la norme, alors les meurtres et autres formes d’agressions sexuelles des femmes deviennent faciles  », dit-elle. « Et je pense que c’est ce qui est en train de se passer. »

Liesl Schillinger, dans The Independant, 20 avril 1996
Version originale de ce texte :
https://www.independent.co.uk/life-style/the-interview-andrea-dworkin-talks-to-liesl-schillinger-1305909.html ?
https://tradfem.wordpress.com/2023/05/08/andrea-dworkin-sentretient-avec-liesl-schillinger-1996/

Andrea Dworkin

Auteure féministe américaine.

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