Édition du 4 juin 2024

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Arts culture et société

1971

C’est la première journée d’école. Nous rencontrons notre nouvelle enseignante. Je ne me souviens pas de son nom. Je me souviens de son sourire, de sa blondeur, de sa jeunesse. Je m’en souviens, je crois, parce que je lui dois beaucoup. Nous sommes assis dans cette salle de classe qui m’est inconnue. Notre petite école n’offrait que les classes de maternelle, première, deuxième et troisième année. Nous devions ensuite poursuivre dans l’école des grands, où nous allions faire la quatrième, cinquième et sixième année. En troisième année, nous montions donc au bout du deuxième et dernier étage, où nous avions l’insigne privilège de suivre nos cours dans une classe tapissée de livres. Des livres, des bibliothèques pleines de petits livres pour enfants. Surement, il y avait autre chose dans cette classe. Je ne me souviens que des livres. Attirée, envoûtée, j’en ai lu un, puis deux, puis trois, pendant que l’enseignante expliquait ce que nous allions faire cette année-là.

Jusqu’à ce qu’elle pose LA question. Celle qui allait faire de moi une exclue, une bizarre, une originale. « Que voulez-vous faire quand vous serez grands » ? Je lève le nez de mon livre. J’écoute les réponses de mes amis, le nez froncé. Les réponses sont traditionnelles : l’une veut être « maîtresse d’école », l’autre infirmière, l’un veut bâtir des maisons, un autre veut jouer au hockey pour le Canadien de Montréal. Je ne lis plus, j’attends mon tour. Lorsqu’il vient, je déclare de ma petite voix pointue, que je veux être : « Premier ministre. Je ne veux pas être première ministre. Je pense que la première ministre est la femme du premier ministre… Je veux être la personne qui décide, pas la femme de la personne qui décide »

Silence. Je ne m’en préoccupe pas, je suis déjà replongée dans ma lecture. Je m’aperçois toutefois que l’enseignante me parle. Elle veut savoir pourquoi une petite fille de huit ans veut être « premier ministre. »

« Parce que ça marche tout croche » répondis-je, sans même lever les yeux de ma lecture.
Un éclat de rire salue ma réplique. La classe s’amuse à mes dépens. Je lève la tête, je lâche mon livre qui tombe par terre. Mon cœur bat très fort. J’ai l’impression d’avoir fait une irrémédiable bêtise. L’enseignante fait taire la classe d’un ton sec, puis me sourit :
« Qu’est-ce qui marche tout croche ? » demande-t-elle.
Je bégaie, puis je me reprends. Je parle de la pauvreté, des enfants qui meurent de faim, des gens, ici, qui sont pauvres alors que d’autres sont très riches, je les ai vus aux nouvelles, à la télévision.

Elle me demande alors si je crois que le premier ministre a le pouvoir de changer tout ça. Je fronce les sourcils. C’est une bonne question. Je lui dis que le premier ministre devrait nous demander à tous d’envoyer de la nourriture et s’occuper de la faire parvenir à ceux et celles qui en ont besoin. Dans mon cerveau, c’est embrouillé, mais je cogite à grande vitesse. Je découvre que je ne veux pas le pouvoir, mais pouvoir. Pouvoir faire quelque chose.

L’enseignante m’a alors répondu, en me regardant droit dans les yeux, que ce n’était pas impossible, mais que je devrais beaucoup travailler pour y arriver. Puis, elle est passée au suivant.

Aujourd’hui, je lui sais gré, à cette enseignante dont je ne rappelle plus le nom, d’avoir respecté la pensée d’une petite fille qui considérait qu’il allait de soi qu’elle aspire à être premier ministre, que tout le monde comprenait que tout allait de travers et qu’on ne pouvait faire autrement que de vouloir changer ce monde.

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